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papes eux-mêmes. Clément IV, dans une lettre datée de 1265, rappelle aux templiers que, sans la maternelle protection de l’église de Rome, ils ne pourraient résister longtemps à l’animosité « des prélats et des princes de la terre qui se déchaînerait contre eux. » Et il les accable sans peine par l’antithèse manifeste de leur orgueil et de leur isolement.

Tant d’orgueil seyait mal cependant à un institut qui avait eu le malheur de ne pas satisfaire aux intentions de ses fondateurs et de ses bienfaiteurs, et qui n’avait plus droit à l’existence, depuis que la prise des dernières forteresses chrétiennes de Syrie avait supprimé sa raison d’être. Saint-Jean-d’Acre, le dernier port de la chrétienté latine en Asie, tomba entre les mains de l’ennemi en 1291; et bien que le maître du Temple, Guillaume de Beaujeu, eût été tué sur les murailles avec cinq cents de ses chevaliers, ce désastre excita en Europe une recrudescence de mépris pour les ordres militaires de terre-sainte. Depuis cent ans, l’Occident, étonné et affligé des continuels revers de la bonne cause dans les pays d’outre-mer, n’avait déjà que trop appris à les attribuer à la décadence des templiers et des hospitaliers, à leurs querelles jalouses, et même à leur traîtrise. Il était bien naturel d’ailleurs que des soupçons s’élevassent contre eux. Leurs qualités mêmes de prudence réfléchie, acquises par une expérience chèrement payée des hommes et des choses de l’Orient, les exposaient à la méfiance des pèlerins ignorans et enthousiastes, choqués de les voir opiner toujours en faveur de la temporisation et des solutions diplomatiques. De fausses rumeurs circulaient parmi les chrétiens, comme dans les armées en déroute. Un franciscain anglais déclara aux enquêteurs de Clément V qu’il avait entendu dire à un chevalier que les templiers prévenaient le Soudan des mouvemens des armées chrétiennes. On racontait en Saintonge que le maître Guillaume de Beaujeu, le défenseur de Saint-Jean-d’Acre, avait été un ami des Sarrasins, et que « l’ordre ne s’était si longtemps maintenu outre-mer que grâce à la protection du Soudan. » D’après une tradition très répandue, un maître du Temple, ayant été captivé par les musulmans, n’avait été remis en liberté qu’en leur promettant d’introduire dans son ordre certaines coutumes détestables : « Et c’est depuis ce temps-là, dit un témoin du diocèse de Lyon, que les Soudans ont, paraît-il, tant de bienveillance pour les templiers et qu’ils les aident de toutes leurs forces. »

Détestés à cause de leur orgueilleuse prospérité, soupçonnés à cause de leurs défaites, les chevaliers avaient accumulé contre eux, au commencement du XIVe siècle, des préjugés opiniâtres. Il leur aurait fallu, pour se maintenir, assez de sagesse pour prévoir et déjouer la calomnie, assez de vertu pour décourager la médisance.