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Tout dernièrement, des coups de sonnette énergiques et répétés vinrent mettre le greffe en émoi. En ouvrant la porte, on trouva suspendu au cordon un petit gamin de six ans qui se démenait comme un beau diable au milieu de la foule ameutée : « Je le connais, cet homme-là! répétait-il avec énergie en montrant un noyé exposé de l’autre côté de la vitrine ; je le connais, il passe tous les jours dans ma rue! » Le petit homme n’en savait pas plus long, mais du moins était-il très sûr de son fait. Il donna l’indication de u sa rue » qui, à la manière dont il prononçait ce pronom possessif, semblait n’être qu’à lui. On alla aux renseignemens et, le lendemain, l’identité du noyé put être établie et l’acte de décès dressé en toutes règles.

L’histoire de ce gamin, et ce n’est pas le seul enfant qui ait rendu un service analogue au greffe, m’en rappelle une autre, celle du chien retrouvant son maître sur les dalles de la Morgue et amenant par l’explosion de son désespoir de bête la reconnaissance du cadavre. L’histoire n’est peut-être qu’une légende, et c’est dommage !

Ce qui est vrai n’est pas toujours vraisemblable : il suffit, pour s’en convaincre, d’aller passer quelques heures au greffe de la Morgue. Il s’y passe des scènes inouïes. Les malheureux parens, qui viennent s’enquérir d’un des leurs qui a disparu, appartiennent souvent à un monde peu raffiné ; la douleur de leur situation, l’aspect du lieu sinistre, leur enlèvent parfois tous leurs pauvres moyens. M. Maxime Du Camp a entendu là des dialogues inconcevables : — « Quelle forme a son nez? Ah ! dame, je ne sais pas. — A-t-il le nez droit, aquilin ou retroussé? — Mais ce pauvre homme, monsieur, il a un nez comme tout le monde. »

Il est quelquefois impossible de tirer de ces infortunés autre chose qu’une interjection ou une exclamation qui revient perpétuellement la même. J’ai vu une pauvre paysanne des environs de Versailles qui venait reconnaître son mari ; comme on ne pouvait obtenir d’elle un seul renseignement sérieux, le greffier la fit conduire en présence d’un cadavre, qui, selon toute probabilité, devait être celui qu’elle cherchait. — « Hélasti mon Dieu! mon pauvre François! » répétait-elle convulsivement en le couvrant de caresses. — On avait beau l’encourager, la raisonner, la questionner, la pauvre vieille, entre deux sanglots, répétait son exclamation de douleur. Ce n’est que le lendemain qu’elle put dire autre chose.

Quelques jours après, c’était une femme du peuple qui venait faire la reconnaissance de son fils. Un parent s’était fait un devoir de l’accompagner. Pendant tout le temps que dura la scène, ce brave homme, comme anéanti par le spectacle de tant de douleur,