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adresse ou une indication quelconque qui pût mettre sur la trace de son identité et qui eût rendu sa protestation superflue. Bien rare est l’exemple de ce suicidé qui, avant de s’exécuter, libellait tranquillement la déclaration suivante : « Je demeure,... je m’appelle;... je me tue volontairement; ainsi ce n’est pas la peine de m’exposer. » Si tous les individus qu’on amène à la Morgue étaient si avisés, la besogne du greffe serait singulièrement simplifiée.

Ce ne sont pas seulement les intéressés qui protestent ainsi contre l’exposition publique : elle a été combattue de tous temps par des adversaires acharnés. On ne demande rien moins que la suppression d’un spectacle d’autant plus désastreux pour la morale publique qu’il est plus accessible aux enfans et à la jeunesse des deux sexes. C’est, dit-on, une école de dépravation dont l’influence se ferait sentir jusque dans la formidable augmentation de criminalité observée depuis vingt ans. La thèse est fort brillante, mais n’y a-t-il pas quelque exagération à la soutenir?

Que le spectacle de la Morgue soit aussi impropre que possible à développer de nobles instincts et même de bons sentimens dans la foule, tout le monde en convient ; mais en quoi est-il plus mauvais que tant d’autres qui sont inutiles et auxquels on se garde de toucher, les exécutions publiques de la Roquette, par exemple? Si les jeunes criminels viennent achever leur éducation devant les dalles, ce qui est loin d’être démontré, il faut avouer qu’elle est si bien commencée par la mauvaise presse, les mauvais romans et les mauvais bouges, sans compter le reste, que ce supplément doit paraître un luxe superflu.

Et puis l’intérêt public est là: tant que la Morgue sera destinée à obtenir le plus grand nombre de reconnaissances possible, l’exposition des corps s’imposera ; en la supprimant on ferait immédiatement doubler le nombre des inconnus. Nous avons cité les chiffres relatifs à 188S. En 1885, sur 858 corps amenés à la Morgue, 93 sont restés inconnus et sur les 765 reconnus, 91 l’ont été par l’exposition publique. M. Guillot, qui constate très loyalement ce résultat, quoiqu’il vienne contredire une thèse qui lui est chère, ajoute que la plupart de ces individus n’auraient pas manqué d’être réclamés quelques heures plus tard par leurs parens ou leurs amis. C’est possible, mais est-ce bien sûr? Quand la moitié seulement n’auraient été réellement reconnus que grâce à l’exposition publique, ne serait-ce pas une raison suffisante de la conserver malgré des inconvéniens que personne ne nie, mais dont la gravité est au moins discutable?

Les enfans même, qui seraient évidemment les premiers à tenir à distance des vitrines, ne sont pas toujours des spectateurs inutiles.