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Siva lui-même est la puissance éternelle qui persiste sous les changemens des apparences. Voilà des idées religieuses qu’on n’accusera point d’anthropomorphisme et qui ne semblent guère capables de représentations figurées. Pourtant Kali peuple les temples de ses idoles. Elle est un monstre noir qui veut du sang. On lui sacrifiait des enfans, aujourd’hui on immole des chèvres devant ses autels. Aucun culte ne lui est plus agréable que la répétition de ceux de ses noms qui contiennent la lettre M. Nous croyons la saisir et la connaître et voici qu’elle se transforme ; elle ondoie, ses attributs changent, elle se confond avec Durga, avec Parvatti, avec Çamunda. Elle était noire et hideuse, elle est voluptueuse et belle. Ses formes sont innombrables, c’est une charmante vierge de seize ans, c’est une femme nue et sans tête, une cigogne, un nuage de fumée. — De même Siva est un géant et un nain, il a le cou bleu, il est vêtu de peau, c’est le patron des voleurs, c’est un monstre destructeur, un dieu bienveillant et amoureux, il a 1,008 façons d’être et autant de noms. Par momens, il se confond avec vichnou : l’adorateur de Siva vénère aussi Vichnou et ses diverses incarnations : le poisson, le licou, le sanglier, la corde. Il adore aussi Ganesh, et s’il écrit un livre, il le lui dédie comme au dieu de la littérature. Et comment le conçoit-il? Sous les traits d’un brahme gras et blanc dont la figure s’achève en une trompe d’éléphant. — Quand il prie, après avoir retenu sa respiration, il répète jusqu’à soixante-quatre fois le même mantra. Il croit à la vertu surnaturelle de pures syllabes. « Am pour le front, dit-il, afin d’honorer Durga, Im pour l’œil droit, un pour l’œil gauche, Um pour l’oreille droite, Um pour l’oreille gauche, Rim pour la narine droite, Rim pour la narine gauche. » Non content de ses trois cent trente millions de dieux, il révère aussi les animaux, les plantes, les pierres. Les vaches sacrées encombrent les temples, les taureaux errent en liberté par les rues. Acheter des herbes pour les leur offrir est un acte méritoire. Les lieux saints sont des ménageries où voltigent les pigeons, où mugissent les vaches, où jacassent les singes, et de cette confusion de bêtes et d’hommes monte avec les plus étranges odeurs le plus assourdissant vacarme. Les singes ont ici leur temple où l’on ne pénètre que déchaussé. On a vu un rajah célébrer solennellement le mariage d’un orang et d’une guenon ; cent mille roupies furent dépensées en cérémonies, en fêtes et en sacrifices. Le singe, traîné sur un char, servi par une armée de fidèles, portait une couronne et les réjouissances durèrent douze jours. Tout près d’ici, à Allahabad, où les serpens sont dieux, prêtres et fidèles rampent jusqu’au sommet de la colline où se dresse le temple en se tortillant sur le ventre avec des contorsions devers. De même, on vénère les paons, les aigles, les tortues, les corbeaux, les crocodiles.