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dans la campagne solitaire à cette heure. J’ouvre quelques ouvrages spéciaux pour y chercher le sens de ce que je viens de voir. Que signifiaient ces rites, que voulaient dire ces gestes de maniaques? Quelles prières récitaient-ils devant le peuple, les brahmes, nus sous leurs grandes ombrelles d’osier? Au bout d’une heure de lecture on retrouve la sensation primitive : ils sont bien fous.

Voici la vie quotidienne de l’un des vingt-cinq mille brahmes de Bénarès. Il se lève avant l’aurore, et son premier soin est déporter les yeux sur un objet de bon augure. S’il aperçoit une corneille à sa gauche, un milan à sa droite, un serpent, un chat, un lièvre, un chacal, un vase vide, un feu qui fume, un tas de bois, une veuve, un borgne, toute la journée de grands malheurs le menaceront: s’il allait entreprendre un voyage, il le remet. Mais si son premier regard tombe sur une vache, sur un cheval, un éléphant, un perroquet, un lézard, un feu bien clair, une vierge, tout ira bien. S’il éternue une fois, il peut compter sur une grande joie. S’il éternue deux fois, il doit s’attendre à quelque catastrophe. S’il bâille, un démon peut entrer dans son corps. Ayant évité tous les objets de mauvais augure, le brahme est pris dans l’engrenage sans fin des rites religieux. Sous peine de rendre inutiles tous les actes de la journée, il doit se laver les dents au bord d’un fleuve ou d’un étang sacré en récitant un mantra spécial qu’il termine par l’hymne suivant :

« O Gange, fille de Vichnou, tu jaillis du pied de Vichnou, tu es aimée de lui; — Écarte de nous la souillure du péché et de la naissance, et, jusqu’à la mort, protège-nous, tes serviteurs. »

Ensuite il se frotte le corps avec des cendres, disant : « Hommage à Siva, hommage à la source de toute naissance ! Qu’il me protège pendant toutes les naissances! » Puis il trace les signes sacrés sur son front : les trois raies verticales qui représentent le pied de Vichnou, ou les trois raies horizontales qui rappellent le trident de Siva, et fait un nœud des cheveux que le rasoir a laissés sur le sommet de son crâne, afin qu’aucune impureté n’en tombe qui puisse souiller la sainte rivière.

A présent, les cérémonies du matin (sandhya) peuvent commencer, celles que célébraient tout à l’heure les brahmes de Bénarès au pied des grands escaliers de pierre. Minutieusement, mécaniquement, chacun accomplit de son côté la série des actes et des gestes prescrits.

D’abord l’ablution interne : le fidèle prend de l’eau dans le creux de sa main, et, la versant de haut dans sa bouche, nettoie son corps et son âme. Cependant il invoque mentalement les vingt-quatre