Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/323

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ciel de l’Inde, le traversent en grandes troupes blanches ou fondent invisibles dans l’air chaud. Au nord, elles se choquent à une barrière glacée de sept mille mètres et se précipitent en neiges ou en pluies sur les pentes. Presque rien ne passe au-delà. Les plateaux du Thibet sont arides, et le versant méridional reçoit toutes les eaux venues des océans du sud. Rien ne peut donner une idée de ces pluies. Tandis qu’à Londres il tombe deux pieds d’eau par an, il en tombe ici trente et un. En 1861, il en est tombé soixante-sept. La terre est profonde, le soleil ardent, et l’on conçoit ce que doit être la végétation. Ces montagnes, d’où sortent tous les grands fleuves de la plaine, épanchent la vie par tout l’Hindoustan, et c’est à sa source que la vie a sa violence suprême. Qu’on imagine donc une levée monstrueuse de la terre, l’échine principale du globe, où les tempêtes venues de la mer viennent se briser dans des orages et des chutes d’eau qui rappellent les premiers cataclysmes du monde ; une végétation primitive qui pousse dans le feu, dans l’eau, dans le brouillard, où tous les arbres et toutes les plantes de la terre, depuis les jungles de lianes et de bambous jusqu’aux forêts de sapins, sont superposés ; là dedans, la rumeur des torrens, le fracas des cascades, le cri impétueux des fleuves naissans ; en bas, le miaulement des tigres, et là-haut, au-dessus des roches, le cri des aigles dans l’espace glacé ; partout, journellement, les éclats répercutés du tonnerre, une vie dense, violente, bruyante, qui semble ruisseler d’en haut, ou plutôt qui va montant dans l’espace, s’affaiblit comme le bruissement d’une multitude, expire à l’indifférence silencieuse des glaces élancées dans le vide, et l’on sentira peut-être la grandeur de ce monde.


Nous y pénétrons ; nous voici dans la jungle, dans l’épaisse fourrure végétale qui s’étend jusqu’aux neiges. Certainement, les forêts cinghalaises m’ont paru moins grandes que celles-ci ; les palmiers et les bambous, trop vite poussés, semblaient fragiles, et l’admirable lustre des tiges et des grandes palmes ne durer que par un perpétuel miracle de lumière et de chaleur. Ici, c’est l’arbre véritable, solide, ligneux, antique, non pas svelte et lisse, mais rugueux, énorme de tronc. Magnolias, acajous sont enfouis sous les lourdes mousses vertes qui, de toutes les branches, pendent comme des chevelures trempées. Des lianes, longues de deux cents pieds, courent des uns aux autres, tendues comme des câbles, comme des serpens raidis dans un effort. Et sous la grande forêt, il y en a une autre, un brouillard léger de fougères, des épaisseurs de hautes herbes, des rhododendrons qui s’étouffent dans l’ombre.

A présent, les premières pentes sont au-dessous de nous et les