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25 novembre.

Au matin, grand pays plat, blond de blés, puis roux d’herbes sèches. Je ne sais pourquoi cela fait songer à Tourguénef et aux steppes russes. Tout s’éveille dans la paix de la première heure : cris frais de grands oiseaux qui passent en triangles; dans les hautes herbes, des files d’hommes vont au labeur quotidien. On retrouve ici le sentiment familier qu’inspirent les plaines de nos pays, on aime cette terre riche et douce, pleine de puissance calme, bonne aux hommes, aux bêtes, aux plantes, à tous les êtres qui poursuivent sans hâte leur vie régulière sur son sein profond.

Vers huit heures, tout droit devant nous, en plein ciel, bien au-dessus de la plaine, quelque chose flottait que je regardais sans y faire attention, une silhouette pâle, dont la pâleur et la précision finissent par inquiéter. Tout d’un coup l’idée vient que ce doit être l’Himalaya, dressé à quarante lieues de distance. Si hautes, si légères, ses neiges, à peine bleuâtres, semblent des régions d’air plus rare au milieu de l’azur épais. Cela ne fait point partie de la terre... Au-dessous, il n’y a rien, les rochers ne s’aperçoivent point : c’est encore le vide, la profondeur bleue de l’espace, et l’on croit voir s’ouvrir le ciel et, suspendu dans l’éther, paraître un paradis inaccessible, un séjour de devas lumineux et souverains.

A Sihguri changement de voiture. Les premières pentes ne sont qu’à vingt milles d’ici, et l’approche d’un nouveau monde est déjà très sensible. A côté des Bengalais menus, voici des montagnards mongols trapus et courts, la face carrée, le teint jaune, les yeux obliques, bottés de feutre, un poignard à trois lames passé dans la ceinture, et leurs manteaux de laine sombre tranche sur les robes claires des Hindous féminins. C’est ici la frontière de deux races, la limite de deux continens humains, car les Tatares, qui commencent ici, couvrent l’Asie centrale, la Chine, s’étendent jusqu’aux glaces arctiques. Quelle étonnante variété humaine dans cette station perdue au pied de la montagne ! Une douzaine de planteurs et officiers anglais, deux ou trois touristes allemands et suédois, puis une foule d’Hindous, de Lepchas, de Bhoutanais. Les jaquettes européennes, les jupes blanches des Bengalais, les robes rouges des femmes lepchas, qui, par les traits, les bijoux, les costumes, sont presque sibériennes, les houppelandes thibétaines, tout cela s’entasse dans des voitures ouvertes qui ressemblent à des traîneaux. La petite locomotive siffle, et nous courons vers la muraille bleue qui termine la plaine.

Lorsque les vapeurs pompées de l’Océan par le soleil équatorial sont poussées par la mousson du sud-ouest, elles emplissent le