Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/320

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Rien de bizarre comme ce mélange d’Asie et de Londres. Par instans on se croirait dans le West-End, près d’Hyde-Park. Mêmes larges rues droites, mêmes maisons monumentales, mêmes porches à colonnes grecques, même ampleur des trottoirs, mêmes squares ceints de grilles, mêmes statues anglaises à tous les coins de rue. Seulement, à certaines heures, tout cela est désert, la lumière emplit l’espace, vibre d’un éclat blanc dans le silence. Aux heures actives, des hommes nus, la peau noire toute suante, courent, luttent contre la poussière, lançant l’eau d’un sac de cuir qu’ils pressent sous leur aisselle. Dans les bureaux on travaille sous la pankah. Parfois, en été, les magasins se ferment, les tramways s’arrêtent, les rues se vident. Toute vie cesse pendant plusieurs jours, et seul le soleil habite la ville désolée. En somme, ici, l’activité est artificielle. La nature est trop forte pour que l’homme puisse l’oublier, comme il fait en Belgique ou en Angleterre, pour qu’il puisse se donner tout entier à son travail, pour qu’il couvre tout de son œuvre. On peut être heureux ici ; mais il faut le calme, le silence, l’ombre verte des plantes, la vie naturelle au pays. Les vastes villes actives sont des morceaux d’Europe transportés ici, en réalité de grands comptoirs.

Quelques courses au hasard. Un matin j’essaie de pénétrer dans les quartiers indigènes. Dans les rues, plus étroites, toujours la même foule bengalaise précipitée en avant, les mêmes milliers de jupes blanches, les mêmes milliers de figures sombres, maigres, fines. De temps à autre, des faces jaunes de Chinois en pagnes bleus, des têtes étrangères du Népaul, du Dekkan, de l’Afghanistan. Et j’ai beau m’éloigner du centre, les rues continuent, s’entre-croisent, finissent encore dans de nouvelles rues, toujours pleines du même papillonnement des jupes blanches et de la même multitude, d’où monte une rumeur confuse, un bourdonnement continu de ruche. Et l’on revient oppressé par le sentiment de ce flux humain. Nous nous disons bien que notre Europe n’est qu’un petit coin du globe où se poursuit un développement local et particulier de l’humanité, nous savons bien qu’il y en a d’autres, qu’il y en a eu d’autres, comme à côté d’une certaine forêt de chênes végète une certaine forêt de sapins, comme avant une certaine forêt de chênes a vécu une certaine forêt de grandes fougères. Mais ce n’est là qu’une notion abstraite et froide, vide d’images et d’émotions. Ici on aperçoit vraiment le mystère et la diversité de cette humanité qui surgit de sources profondes et noires en milliards de vagues ondoyantes, toutes éphémères, qui ne naissent que pour s’évanouir, toujours chassées de l’être par l’incessant afflux de l’eau nouvelle que soulève vers la lumière on ne sait quel effort impérieux et aveugle. Jeté soudain au cœur d’une fourmilière