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avec des glapissemens, et cent mains sont avidement tendues. Des coups de canne que mon guide distribue au hasard, et les visages se contristent, les cris se changent en pleurs, les mains mendiantes se joignent et supplient. Vite, quelques piécettes d’argent pour rétablir la joie dans ce pauvre monde noir, et les physionomies piteuses des brahmes se détendent en rires enfantins de plaisir. A présent, ils écartent la foule, et se consultent avec des airs mystérieux. Deux minutes de conciliabule; puis les deux plus vieux s’esquivent, disparaissent dans le sanctuaire, et, triomphalement, le visage épanoui à l’idée de la surprise qu’ils nous ménagent, reviennent conduisant une troupe chamarrée de bayadères. Magnifiquement vêtues de soie, le nez, les oreilles, les bras, les chevilles chargées d’anneaux, avec des gestes d’une lenteur voluptueuse, des frémissemens du corps et du bout des doigts, elles exécutent une pantomime érotique. Peu séduisantes, ces bayadères : figures brutales et trop grasses, lèvres épaisses qui disent la race inférieure : le regard est vide et presque idiot, la bouche ouverte dans un sourire stupide. Évidemment, l’âme manque : ces femmes noires sont trop près de l’animal. Toute la journée, elles rêvassent à l’ombre et ne se réveillent de leur torpeur que pour leurs devoirs de bayadères : la danse et la prostitution. L’union avec une bayadère, disent les brahmes, efface tous les péchés.

Derrière elles, le sanctuaire s’ouvre, un sanctuaire que les brahmes nous interdisent, mais là-bas, dans l’ombre, je devine des formes vagues de dieux dorés, une idole très laide qui siège au fond d’un tabernacle. Idoles, bayadères, pyramide de monstres accumulés, fidèles à peau noire, prêtres mendians et sauvages, nous quittons tout cela bien vite, un peu déconcertés, sans avoir compris grand’chose à ce monde...

Le soir, en rentrante Pondichéry, j’ai vu la statue de Dupleix. Il fait face à la mer, debout dans une attitude de commandement, hardi, impérieux, les yeux jetant le défi, plein d’une volonté et d’une audace extraordinaires. « Un fameux homme, nous dit un Anglais, et qui nous a donné du fil à retordre. A présent à quoi vous sert Pondichéry ? Vous nous forcez à maintenir des douaniers autour de la frontière, et tous nos voleurs se sauvent chez vous. Qu’est-ce que cette colonie vous rapporte? — Rien du tout, a répondu un Français, mais il importe que Dupleix ait sa statue dans l’Inde et qu’il soit chez lui. »


19 novembre.

Quelle est cette mer nouvelle dans laquelle nous naviguons ce matin, toute brune, bourbeuse, aux vagues épaisses et lourdes?