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de garder ensuite une communication aussi éloignée en prêtant le flanc, d’un côté, aux ennemis occupant les hauteurs, et de l’autre à la flotte anglaise, qui tenait la mer, » et Vintimille (il le déclara très nettement) était pour lui les colonnes d’Hercule que l’armée ne devait pas dépasser.

Aussi, à un plan qui, sous un air de simplicité, cachait des pièges sans nombre, il substituait une conception plus hardie en apparence, mais qui, frappant l’ennemi droit au cœur, allait par là-même plus directement au but. Trente bataillons avaient déjà été laissés en Dauphin é, autour de Briançon, pour garder les passages des Alpes ; que vingt autres, détachés de l’armée d’Italie, vinssent rapidement s’y joindre, et, cette force devenant assez considérable pour passer de l’observation à l’action, l’entrée du Piémont pouvait être emportée d’assaut. La route de Turin se trouverait ainsi ouverte, et Charles-Emmanuel, menacé dans sa personne et dans sa capitale, serait contraint de rappeler à lui toutes ses troupes : le général autrichien, privé du contingent piémontais qui était sous ses ordres, ne pourrait continuer le siège de Gênes. Turin mis en péril, c’était Gênes délivrée sans coup férir.

Que ce dessein si audacieusement conçu dépassât le courage ou l’intelligence de La Mina, toujours est-il qu’il refusa absolument de s’y associer et donna, pour s’y opposer, des raisons dont la valeur était au moins spécieuse. Le temps d’arrêt subit de la marche de l’armée, suivi d’un mouvement rétrograde d’un important détachement, serait, dit-il, considéré comme un commencement de retraite. On y verrait l’abandon de tout effort immédiat pour délivrer Gênes. Le bruit, accueilli avec triomphe par les Autrichiens, ne tarderait pas à se répandre dans la ville assiégée et jetterait le découragement dans les rangs de ses défenseurs, qui se croiraient une seconde fois délaissés. L’honneur ne permettait pas de prêter au soupçon d’une telle faiblesse. À cette imputation blessante, Belle-Isle n’était pas embarrassé de répondre que, les bataillons espagnols n’étant pas arrivés à temps au rendez-vous, c’étaient eux, non pas les Français, qu’on pouvait soupçonner de défaillance. Mais cet échange de récriminations, en aigrissant les esprits, ne faisait que rendre la dissidence, déjà très grave en elle-même, moins susceptible encore d’accommodement.

Le recours à une décision supérieure était nécessaire, et les deux généraux ne songèrent plus qu’à plaider leur cause par écrit auprès de leurs cours. Mais Belle-Isle était si convaincu de l’excellence de la sienne et de la conviction qu’il saurait porter dans l’esprit, tant du roi que du ministre de la guerre dont il était resté l’ami, qu’il n’hésitait pas à tout préparer d’avance pour ne pas perdre un instant quand lui parviendrait la décision qu’il préjugeait. Tout