Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

inaperçu, doit passer trois jours et trois nuits sans dormir, debout appuyé sur un arbre et les pieds dans l’eau, « enviant, écrit-il lui-même à sa femme, le sort du plus misérable bourgeois de Paris[1]. »

Encore, si le digne homme n’avait à se plaindre que de ses mésaventures guerrières; mais les assiduités chaque jour plus visibles du maréchal pour la femme dont il est lui-même plus épris que jamais, l’exposent à des plaisanteries d’un autre genre ; celles-là, il faut bien en convenir, atteignent aussi le grand homme de guerre, incapable, même dans cette heure critique, de dominer ou de dissimuler ses faiblesses. Les relations du mari et du protecteur de la belle Chantilly deviennent, cette année, très orageuses. Inquiet de l’effet que pourraient produire les hommages de ce redoutable soupirant, Favart, tout en jurant qu’il n’est pas jaloux et n’aura jamais lieu de l’être, fait partir sa femme pour Bruxelles, sous prétexte d’y chercher des soins pour une maladie qui ne lui permet plus de paraître en scène. Le vainqueur de Fontenoy, alors, pour lui faire ses adieux, se met en frais de rhétorique galante et même de poésie : — « Mademoiselle de Chantilly, lui écrit-il, je prends congé de vous : vous êtes une enchanteresse plus dangereuse que feue Mme Armide. Tantôt en pierrot, tantôt travestie en amour, vous faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au moment de succomber aussi, moi dont l’art funeste est d’effrayer l’univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à vos lois ! Je vous rends grâce de n’avoir pas usé de tous vos avantages. Vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec votre houlette, qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce pauvre prince de Flandre, qui Renaud se nommait, je crois. Déjà, je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste pour tous les favoris de Mars : j’en frémis! Qu’aurait dit le roi de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance, il m’avait trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel vous m’avez exposé, je ne puis vous savoir mauvais gré de mon erreur, elle est charmante.


Adieu, divinité du parterre adorée;
Faites le bien d’un seul et le désir de tous,
Et puissent vos amours égaler la durée
De la tendre amitié que mon cœur a pour vous.


« Pardonnez, madame, à un reste d’ivresse, cette prose rimée que votre talent m’inspire ; la liqueur dont je suis abreuvé dure souvent plus qu’on ne pense. »

  1. Le comte de Clermont à Saint-Germain et Saint-Germain à Clermont, 12, 20, 21 mai 1747. (Ministère de la guerre. — Papiers de Condé.)