Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/225

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore, les idées qui seront un jour l’âme de leurs drames de leurs poèmes ou de leurs romans.

Rien de plus naturel. Poète ou romancier, ce qui fait l’originalité de l’artiste, c’est sa manière impressionniste, subjective, et vraiment personnelle de voir ou de sentir. Ajouter quelque chose à la connaissance que nous avons de la vie commune ; en découvrir, s’il en est encore, quelque province inexplorée; compléter, corriger ou modifier l’idée que nous nous en faisons, voilà l’œuvre du poète, au sens le plus général du mot; et voici celle de l’artiste : il élargit, il assouplit, il perfectionne les moyens de son art; il en trouve de rendre ce que son art n’avait pas encore exprimé ; il y ajoute enfin l’individualité de ses propres sensations. La seule précaution que je crois qu’on doive prendre alors, c’est, en perfectionnant les moyens de l’art, de ne pas tout entier le réduire à la perfection de la forme, comme l’ont fait nos « Parnassiens, » ou de ne pas commencer par mutiler et par calomnier en quelque sorte la vie, comme l’ont fait nos « naturalistes, » avant de l’imiter. Mais, si l’objet de la critique est entièrement différent, les qualités du poète et du romancier n’y deviennent-elles pas autant de défauts? Cette façon d’intervenir de sa personne, si peut-être elle aide beaucoup la nouveauté des impressions, n’en altère-t-elle point la justesse et la vérité? C’est ce que croient tous ceux qui, comme Villemain ou Guizot jadis; comme Littré, comme Scherer plus près de nous; et comme enfin M. Taine, beaucoup plus convaincus de la « relativité » des choses que nos impressionnistes eux-mêmes, mais l’entendant comme il la faut entendre, n’en ont pas moins cru à l’existence d’une critique objective; — et nous y croyons avec eux.

Je ne sais, en effet, si l’on voit les inconvéniens, ou les dangers même, de cet impressionnisme; et par exemple, et d’abord, qu’il romprait les liens qui unissent étroitement la critique et l’histoire. M. Anatole France, M. Jules Lemaître, M. Paul Desjardins, ne sont pas seulement des écrivains de talent. Ce sont aussi des lettrés, des mandarins, comme dit M. Lemaître, dont les impressions, quoi qu’ils en aient, sont déterminées ou causées, plus souvent qu’ils ne le croient, par l’éducation littéraire qu’ils ont reçue. Ils reprochent volontiers à la critique objective que son « dogmatisme » n’est qu’une forme qu’elle donne à ses «préférences personnelles.» Cependant, parmi leurs «préférences personnelles, » ou qu’ils prennent pour telles, il y a toute une part de « dogmatisme » qui n’est point d’eux ni à eux. C’est qu’ils « savent;» et leur science les préserve du piège que l’impressionnisme tient toujours tendu pour l’ignorance. Ils peuvent donc préférer Madame Bovary à l’Athalie de Racine. En réalité, leur paradoxe les amuse eux-mêmes; ils en conviennent en dépit d’eux; et la preuve, c’est qu’ils ne peuvent s’empêcher, en le développant, d’y laisser passer quelque chose