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ou de juger ? et, si l’on ne le voit pas, ou qu’on ne puisse pas le dire, que reste-t-il des paradoxes insinuans de M. Anatole France, des paradoxes étincelans de M. Jules Lemaître, et des paradoxes chagrins de M. Paul Desjardins ?

Insisterai-je ici sur l’obligation de juger ? rappellerai-je qu’elle est comme impliquée dans l’étymologie même du nom de la critique ? ou montrerai-je que peu de jugeurs, aujourd’hui même, le sont plus résolument que nos impressionnistes ? Les Contemporains, de M. Jules Lemaître, ne sont qu’un recueil de jugemens, — sur les hommes, il est vrai, plutôt que sur les œuvres, — et dont 1’« impressionnisme, » après tout, ne consiste guère que dans la malice ou la drôlerie des considérans qui les motivent. Mais qui donc a été plus sévère, ou plus dur, pour M. George Ohnet, par exemple, ou pour M. Émile Zola, que le sceptique, l’indulgent et souriant M. France ? « Extravagance, » « platitude, « lourdeur, » « méchantes rapsodies, » « abominables pauvretés, » M. France en perdit ce jour-là jusqu’au goût d’atticisme, ou plutôt d’alexandrinisme, dont il se pique d’habitude. Et ne pourrais-je pas citer des jugemens de M. Desjardins, qui, pour être moins vifs, ne sont pas moins décisifs. Que Dieu me garde, au moins, de les leur reprocher ! Il ne mie déplaît pas qu’on appelle une rapsodie par son nom, ni, que ce que l’on pense, on le dise. En littérature, comme ailleurs, tout n’en irait que mieux, si nous le faisions plus souvent et plus hardiment ! Mais quelle est cette affectation de prétendre ne pas « juger » quand en effet on juge ? de nous donner pour des « impressions » des jugemens que l’on entend bien, dans le fond de son cœur, qui soient pris comme tels ? et, quand on fait une chose, de prétendre nous persuader qu’on en ferait une autre ?

À la vérité, je sais bien que, s’ils subissent, bon gré mal gré, l’obligation de juger, parce qu’elle est dans la nature des choses, nos impressionnistes se flattent, en revanche, d’échapper à la nécessité de classer. Classer, c’est, comme ils disent, donner des rangs, distribuer des prix, mettre Balzac au-dessus de Flaubert, ou une tragédie de Racine au-dessus d’un vaudeville de Labiche ; et cette occupation est justement à leurs yeux le comble même du ridicule. Ne leur parlez pas seulement de comparer entre eux les hommes et les œuvres ! Tous les plaisirs ne se valent-ils point ? j’entends, ceux qu’on appelle esthétiques. Quelle utilité de comparer les Fleurs du mal aux Méditations ? Le Cid est une belle chose ; Andromaque en est une autre : cela fait-il que Ruy Blas n’en soit une troisième ? Si je préfère Valentine à la Cousine Bette, à quel titre et de quel droit prétendra-t-on me faire changer ou renverser l’ordre de mes préférences ? Chacun de nous, à lui tout seul, n’est-il pas un petit univers ? La variété n’est-elle pas une condition même du plaisir ? car, de quoi ne se lasse-t-on point ? Qu’y a-t-il donc de plus barbare,