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n’augmente dans des proportions formidables ? Pourquoi lutter quand le combat n’est qu’un simulacre ? Ce pauvre est attiré par l’or de son voisin riche ; c’est que sa nature physique le pousse fatalement à se l’approprier : il se sent prêt à supprimer deux ou trois de ses semblables pour atteindre le but ; c’est que la nature a déposé dans son sein d’inextinguibles convoitises sans les atténuer par un sentiment altruiste. Laissez-vous donc aller ! subissez cette impulsion irrésistible ! Au lieu de violer la loi, vous l’accomplissez, sans qu’il y ait d’ailleurs mérite ou démérite à l’accomplir ! Si la société vous cherche noise, vous lui répondrez que l’homme avait naguère l’illusion de sa liberté « comme il a eu si longtemps l’illusion du mouvement du soleil, » mais que, formé par le progrès de la science, vous avez perdu la première comme la seconde. C’est un personnage éclairé, dira sans doute la magistrature nouvelle, mais un psychopathe, et l’on vous conduira probablement dans un asile où, pour obéir aux préceptes de la science, la société s’abstiendra de vous « humilier. » Vous y serez vite, n’en doutez pas, en nombreuse compagnie, car vous ne manquerez pas d’imitateurs.

Il n’importe, répliqueront certains philosophes. L’erreur doit être combattue sans merci, quoi qu’il en coûte. La société s’était accommodée de la croyance au libre arbitre ? Mais, puisqu’il est établi que le libre arbitre est une chimère, il faut faire resplendir la vérité sans ombre aux yeux du genre humain, même au prix de tous les sacrifices. D’accord, si la démonstration était faite ; mais l’est-elle ? Aucun sophisme ne peut m’empêcher de sentir en moi, avant la détermination, la force qui peut se déterminer de telle manière ou de telle autre, ni d’avoir conscience que je suis le maître de ma résolution, de pouvoir l’arrêter, la continuer, la reprendre, ni faire cesser la conscience du pouvoir qui produisait l’acte volontaire alors même que cet acte a cessé. L’homme n’est plus qu’une chose s’il cède mécaniquement à la pression du motif le plus fort ; il lui suffit de s’interroger pour apercevoir à la clarté la plus intense ce qui distingue la personne de la chose. On ne renverse pas les données de cet interrogatoire en expliquant la cause abstraite des actes individuels par une généralisation fondée sur des moyennes approximatives : il s’agit, pour chaque sujet, de saisir sur lui-même la cause concrète d’un acte personnel et concret. C’est la véritable méthode expérimentale, opposée à l’esprit de système et d’hypothèse. Pour contester tout ce qu’elle nous révèle, c’est-à-dire le jugement du bien et du mal, le sentiment moral, l’idée du mérite et du démérite, le libre arbitre, il faut soutenir que ces phénomènes sont d’un ordre purement subjectif et que l’instrument même de