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démesurément le domaine de la folie et restreignent beaucoup trop celui du crime. Il faut se donner beaucoup de mal pour déplacer ces frontières naturelles. On n’aura pourtant fait ce grand effort que pour obtenir un résultat fâcheux : s’il est mauvais de traiter un fou comme un criminel, il est presque aussi regrettable de laisser croire qu’on enferme un criminel comme on enferme un fou. Par là même on abolit la véritable idée de la sanction pénale, on altère dans la conscience publique la notion du bien et du mal. Il est vrai que nous faisons sourire un peuple de savans en admettant qu’il existe encore une distinction entre le bien et le mal.

Mais les législateurs, gens nécessairement pratiques, sentent très bien que la société va se dissoudre si le contre-sens moral de la criminologie positiviste passe des livres dans les lois. Aussi peut-on prédire qu’aucun pays n’en fera le principe réformateur de ses codes criminels. L’Italie nous donne, à ce point de vue, un exemple décisif. Elle vient de promulguer un code pénal et, si les doctrines de la nouvelle école devaient prévaloir quelque part, c’est assurément sur la terre classique de l’anthropologie criminelle. L’occasion était admirable, unique. Cependant, ainsi que le constate M. L. Lucchini, professeur à l’Université de Bologne et rédacteur du projet de code pénal[1], les idées de M. Lombroso et de ses disciples ne furent accueillies ni par le gouvernement du roi, ni par les chambres. M. Ferri était bien placé pour en réclamer l’application, puisqu’il appartenait à la chambre des députés. Il prononça dans la discussion générale un long discours, mais ses paroles n’eurent pas d’écho dans le parlement : il ne put, au demeurant, faire modifier le projet de loi. C’est un grand échec et peut-être le symptôme d’une décadence prochaine.


III.

M. Lombroso, en constatant, dans la préface de son dernier livre, écrite quelques semaines après la clôture du dernier congrès international, que les novateurs ont de rudes assauts à soutenir, traite avec un certain mépris « les éclectiques doucereux qui, pareils aux éponges, absorbent tout et, ne rejetant rien ou presque rien, laissent chacun satisfait de lui-même. » Nous ne sommes pas de ces éclectiques, le lecteur a pu s’en apercevoir. Mais il est bien rare, nous nous trouvons d’autant plus à l’aise pour le reconnaître, qu’un aussi grand nombre d’hommes sérieux, de savans convaincus,

  1. Voir la Revue critique de législation et de jurisprudence, de septembre-octobre 1888, p. 637. Comparez l’ouvrage précité de M. G. Vidal, p. 628.