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I.

Le chef de l’État byzantin portait le titre de Basileus, celui-là même que les Grecs des anciennes républiques donnaient au roi de Perse et aux autres dynastes barbares, et qui emportait dans leur esprit cette nuance de mépris que les Romains attachaient au mot rex. Ce titre avait fini, à Byzance, par prendre la place de ceux d’imperator, de princeps et de cæsar qu’avaient portés les chefs du haut-empire, mais dont aucun ne répondait plus à la réalité. Rien que la substitution de ce vocable aux anciens suffirait à indiquer qu’une profonde révolution politique et ethnographique s’était accomplie, que l’État byzantin était autre chose que la continuation de l’État romain, que le commandement avait passé d’une race à une autre, du peuple conquérant du monde au plus cultivé des peuples conquis. A la vérité, celui-ci avait oublié son ancien nom : les Byzantins se donnaient à eux-mêmes le nom de Romains ; et ils réservaient celui d’Hellènes à leurs ancêtres païens et même aux païens de toute catégorie qui pouvaient encore se rencontrer dans le monde, par exemple aux Slaves idolâtres du Péloponnèse. Au fond, ce nom de Romains leur convenait encore mieux que celui d’Hellènes, car la population de l’empire était loin d’être tout hellénique. Tout au plus si les Grecs de race y formaient la majorité ; sans parler des thèmes ou provinces de langue italienne, la péninsule des Balkans était à moitié slave ; celle d’Asie-Mineure était à moitié arménienne, arabe ou turque. Or ce qui faisait le lien entre tous ces peuples, c’est que tous professaient la même religion que l’empereur, s’efforçaient, sans toujours y parvenir, de parler la même langue, voyaient en lui l’héritier des Césars de l’ancienne Rome. L’empire byzantin n’était pas l’expression politique d’une nation ; il était une création artificielle, gouvernant vingt nationalités différentes et les réunissant dans cette formule : un seul maître, une seule foi. Il s’enorgueillissait d’une pure fiction : l’héritage de Rome ; mais il avait une force réelle : l’unité religieuse. Il s’appelait officiellement l’empire romain, bien que le latin, à partir du VIIe ou du VIIIe siècle, fût passé en Orient à l’état de langue étrangère, de langue morte. Nous l’appelons l’empire grec, parce que l’idiome hellénique était la langue de l’Église et de l’État. En réalité, c’était simplement un Saint-Empire, comme celui d’Allemagne, existant par et pour une religion. Plus simplement encore, c’était l’Empire, puisqu’il n’admettait la légitimité et même l’existence d’aucun autre. Il ne possédait pas d’armée nationale, puisqu’il n’y a jamais eu de nation byzantine. Tous les peuples de