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idéal. Le maître ne devait pas longtemps, hélas! jouir de son triomphe. Bientôt des désastres sans nom fondirent sur son protecteur et sur ses concitoyens. Mais n’anticipons pas sur les événemens et sachons savourer à loisir, dans la plénitude de ses sublimes qualités, l’immense chef-d’œuvre de Sainte-Marie des Grâces.

La Cène a traversé bien des vicissitudes. Le roi Louis XII fut tellement frappé de sa beauté qu’il résolut de la transporter en France. Il chercha partout des architectes qui se chargeassent de former, au moyen de barres de bois ou de fer, une armature assez puissante pour la déplacer sans accident, disposé qu’il était à ne reculer devant aucune dépense, tant était grand son désir de la posséder. Mais comme la peinture tenait au mur, « Sa Majesté, d’après le témoignage de Paul Jove combiné avec celui de Vasari, dut se borner à emporter avec elle son désir et laissa le chef-d’œuvre aux Milanais. » Le procédé employé par Léonard était, d’ailleurs, si défectueux que, dès le milieu du XVIe siècle, la Cène pouvait être considérée comme aux trois quarts perdue. Vasari, qui la vit en 1566, en déplore déjà la ruine, de même que Lomazzo. En 1652, on tailla brutalement, impitoyablement, les jambes du Christ et celles de ses voisins pour pratiquer une porte dans le mur. En 1726, on la fit restaurer ou plutôt repeindre par Belloto ; en 1770, par Mazzo; probablement dans notre siècle aussi elle a subi les outrages de quelque misérable barbouilleur. Pendant la Révolution, le réfectoire fut converti en magasin de fourrages et en écurie !

Avant de quitter la Cène de Léonard, je dois encore accorder une mention, un souvenir, à l’artiste éminent, enlevé si prématurément à notre pays, dont le burin devait éterniser ce qui reste encore du chef-d’œuvre de Sainte-Marie des Grâces. Le lecteur a deviné que je veux parler de Ferdinand Gaillard, le coryphée sans conteste de la gravure contemporaine. On sait que, par une inspiration qui honore au plus haut point l’administration des Beaux-Arts, celle-ci avait commandé à Gaillard la gravure de la Joconde et de la Sainte Cène. L’artiste, qui s’était mis à l’œuvre avec la plus grande ardeur, est mort avant d’avoir pu mener à fin ces deux ouvrages, qui auraient formé le couronnement d’une carrière si brillante ; parmi tant d’épreuves qu’a traversées la Cène de Léonard, ce n’est pas là une des moins cruelles. Du moins, un admirable dessin, exécuté par Gaillard pendant son séjour en Italie, nous montre dans quel esprit de respectueux scrupule il aurait traité sa planche. Ce dessin orne la bibliothèque de l’Ecole des Beaux-Arts, où ont également trouvé un asile les innombrables croquis que le graveur avait pris d’après toutes les répliques connues