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que dans la Cène, et dans le carton de l’Adoration des Mages, et dans ce dernier pour le fond seulement). Scrupule d’artiste, si l’on veut, qui a peut-être valu aux tableaux de chevalet de Léonard leur tour souverainement libre, mais qui leur a aussi enlevé bien des mérites. Qui ignore, en effet, que c’est grâce aux innombrables artifices de la perspective linéaire, à l’art de détacher les uns sur les autres les monumens, les personnages, les ornemens, que Mantegna a pu donner à la peinture décorative une puissance et une richesse de combinaisons inconnues auparavant; que ces progrès furent poursuivis par les Vénitiens, surtout par Paul Véronèse, qui fut en cela le continuateur de Mantegna, et enfin, portés plus haut encore, au XVIIe siècle, par le grand Rubens, le continuateur, à son tour, de Véronèse? Quant à Léonard, il semble avoir accordé trop de prix à la figure humaine pour l’abandonner aux exigences d’un architecte quelconque, cet architecte fùt-il son émule Bramante.


Il n’est malheureusement plus possible, après tant de mutilations sacrilèges, d’apprécier les qualités d’exécution de la Sainte Cène. Je me bornerai à constater que la tonalité générale était blonde, légère, d’une délicatesse exquise. L’artiste n’a employé que des tons simples, mais agréablement variés; la plupart des personnages portent une robe rouge et un manteau bleu ou vice versà ; on remarque, en outre, des tuniques jaunes, des manteaux verts, des tuniques vertes, des manteaux d’un brun jaunâtre, une tunique et un manteau violacés ; quelquefois un liséré ou une bordure jaunâtre ou d’une autre couleur destinés à les relever. Ces costumes, en eux-mêmes, offrent une extrême simplicité, tel que l’on se plaît à se figurer ceux du Christ et de ses compagnons : ils se composent d’une toge (ou plus exactement d’une tunique) à manches assez collantes, mais laissant en revanche le cou découvert, puis d’un manteau fort ample jeté par-dessus ; parfois une pierre précieuse en cabochon tient lieu de broche ou de fibule. Les pieds ne sont chaussés que de sandales. Malgré cette austérité, les draperies sont d’une science et d’une perfection consommées ; rien de plus ample et de plus majestueux que celles du Christ, avec la tunique découverte sur la partie droite de la poitrine et sur l’épaule droite, tandis que le manteau recouvre l’épaule gauche et descend en sautoir sur le côté droit, où il enveloppe la figure tout entière.

Avec la Cène du couvent des Grâces, la peinture avait triomphé des derniers obstacles, résolu les derniers problèmes de la technique et de l’esthétique. Désormais, que l’on se place au point de vue de l’ordonnance, du coloris, de l’aisance des mouvemens, de la science des draperies, de la puissance dramatique, partout, vis-à-vis des chefs-d’œuvre de l’antiquité, Léonard avait réalisé son