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n’a cessé depuis bientôt quatre siècles de faire vibrer l’âme de l’humanité entière !

Si nous nous attachons à l’expression et aux gestes, il faut ici encore nous incliner devant la merveilleuse entente de l’effet dramatique. Le Christ vient de prononcer, avec une résignation sublime, le mot fatal : « L’un de vous me trahira! » A l’instant, comme par une commotion électrique, il a provoqué chez les disciples, selon le caractère d’un chacun, les sentimens les plus divers. L’un se lève, comme pour demander que le maître répète cette accusation, car il ne peut en croire ses oreilles; un autre frémit d’horreur; les apôtres placés plus loin se communiquent leurs impressions ; saint Jacques-Majeur étend les bras comme frappé de stupeur; saint Thomas menace, l’index levé, le traître inconnu; saint Philippe, se levant et appuyant les deux mains sur sa poitrine, s’écrie douloureusement : « Maître, est-ce moi que tu soupçonnes? » Le doute, la surprise, la défiance, l’indignation, éclatent en traits ineffables. D’un bout à l’autre de la table, les âmes vibrent à l’unisson. Mais pour rendre le contraste encore plus saisissant, il était nécessaire de mêler à ce concert épique, à ces sentimens si généreux, des notes moins graves : Judas, commodément accoudé, le sac d’argent dans la main droite, la gauche ouverte comme par un mouvement involontaire, au moment où il apprend que sa trahison est dévoilée, personnifie le scélérat endurci, ayant raisonné son crime et prenant la résolution de le pousser jusqu’au bout. Saint Jean, assis à la droite du Christ, la tête inclinée, les mains jointes posées sur la table, représente au contraire la suprême formule du dévoûment, de la douceur, de la foi.

L’inspiration ou une science expérimentale prodigieuse, — quel que soit le terme que l’on veuille choisir, et, en vérité, vis-à-vis de Léonard, le doute est permis, — se manifestent jusque dans les parties d’ordinaire sacrifiées par les artistes les plus éminens : — « Rien qu’à considérer les mains, a dit éloquemment Jacques Burckhardt, il semble que la peinture ait sommeillé auparavant et qu’elle se réveille subitement ici. » — En réalité, depuis Giotto, le grand dramaturge, jamais effort aussi considérable n’avait été tenté pour traduire au moyen de gestes les passions qui agitent l’âme. Mais si Léonard ne nous fait pas entendre les cris déchirans des mères, à qui les bourreaux d’Hérode arrachent leurs enfans pour les massacrer, ou des damnés que les démons torturent dans l’Enfer (le sujet ne comportait pas l’expression de sentimens aussi violens), avec quel art consommé n’a-t-il pas rendu toute la gradation des sentimens; comme la mimique chez lui est mesurée, finement nuancée, sans pour cela être artificielle ; comme on sent l’artiste maître de son sujet, je dirai plus, l’artiste éprouvant les