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conseil à son confrère Zenale, et celui-ci lui fit cette réponse mémorable : « O Léonard, la faute que tu as commise est telle que Dieu seul peut t’absoudre. En effet, il est impossible de représenter une figure plus belle, plus douce que celles de saint Jacques-Majeur et de saint Jacques-Mineur. Prends donc ton mal en patience et laisse ton Christ imparfait comme il l’est actuellement, car, comparé aux apôtres, il ne serait plus le Christ, ne serait plus leur maître. » Ainsi fut fait et voilà pourquoi la tête du Christ est restée à l’état d’ébauche.


Les dessins pour la Cène sont en petit nombre, et cependant l’enfantement, tout le prouve, a été des plus laborieux. Je citerai seulement, pour l’ordonnance générale, un croquis conservé au Louvre et qui nous montre quatre personnages attablés, l’un accusant l’autre, le doigt étendu, tandis que le personnage accusé soutient avec fixité le regard de l’accusateur, et que les deux autres écoutent sans sourciller, puis un cinquième acteur montant sur la table comme pour protester.

Dans un dessin à la sanguine, faisant partie des collections de l’académie des beaux-arts de Venise, dessin fort médiocre et cependant authentique, la composition est plus mouvementée et moins rythmée que dans la peinture. Judas est assis en dehors de la table; le disciple bien-aimé repose la tête sur la nappe, ce qui produit un trou dans le groupement, les autres s’agitent et déclament; seul, l’avant-dernier apôtre de droite est resté à peu près identique; quant au Christ, sa physionomie et son attitude n’ont rien de très remarquable. Constatons que, pour la Cène aussi bien que pour l’Adoration des Mages, Léonard dessina d’abord ses figures nues, afin de se rendre compte du jeu des mouvemens (de même qu’il représenta presque tous les apôtres sans barbe afin de mieux saisir le jeu de la physionomie) : tel est, dans le même dessin, le Christ nu, à mi-corps, assis à table, et bénissant de la gauche le plat posé devant lui, tandis qu’il appuie la droite, par un geste assez déclamatoire, contre sa poitrine. Ce croquis montre combien d’étapes la composition a traversées avant d’aboutir.

À ces dessins font suite les notes dans lesquelles Léonard indique l’attitude qu’il se propose de donner à chaque apôtre : « L’un, occupé à boire, laisse là son verre et tourne la tête vers l’orateur ; un autre, enlaçant ses doigts, se tourne vers son compagnon, les sourcils froncés; un autre, les mains ouvertes et la paume tournée vers le spectateur, hausse les épaules, tandis que sa bouche exprime la plus vive surprise; un autre parle à l’oreille de son compagnon, qui se retourne vers lui et lui prête l’oreille, tandis que d’une main il tient un couteau et de l’autre un pain coupé en