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table, semble dormir, c’est donc un acteur de moins; un autre se verse à boire; les autres regardent tranquillement devant eux. Quant à Judas, il a pris place, comme d’ordinaire, en dehors de la table, et fait face au Christ. Vous chercheriez en vain des hommes qui s’étonnent, s’indignent ou souffrent : nous avons affaire à des personnages, — encore ce terme dépasse-t-il ma pensée, — sans élévation et sans caractère. Je passe sur les autres défauts de la composition : l’absence de groupement, la diversion produite par l’épisode parasite que l’on aperçoit au fond (le Christ au jardin des Oliviers), l’emploi de disques mobiles se détachant puérilement sur le chancel qui encadre le tableau principal, etc. ; bref, il est trop évident que ce n’est pas dans une page aussi faible que nous avons à chercher soit le prototype, soit le pendant de la merveille de Sainte-Marie des Grâces.

Dans ses compositions religieuses, Léonard, — qui oserait soutenir le contraire! — aimait à tourner quelque peu autour du sujet : la Vierge aux rochers, la Sainte Anne, l’Adoration des mages, le Saint Jean-Baptiste, étonnent et charment au suprême degré ; ils ne provoquent pas au même point l’édification. Dans la Cène, au contraire, le maître a attaqué le problème de front, sans ambages, sans subterfuges, résolu à se renfermer strictement dans la donnée des Évangiles et à demander au sujet tout ce que celui-ci pouvait donner. Aussi la peinture de Sainte-Marie des Grâces peut-elle passer, avec les cartons de tapisseries de Raphaël, pour l’œuvre qui respire le plus pur esprit évangélique, une œuvre devant laquelle les croyans de toutes les confessions aiment également à se recueillir, dans l’admiration de laquelle ils viennent également retremper leur foi.

Jamais peinture ne fut plus longuement caressée : elle avait mûri dans l’esprit avant que la main se mît de la partie pour traduire l’image gravée dans le cerveau ; Léonard y pensait jour et nuit, et lui, l’homme des contradictions, appliquait rigoureusement cette maxime du Traité de la Peinture (chapitre XVII) : « Qu’il est utile de repasser durant la nuit, dans son esprit, les choses qu’on a étudiées. J’ai encore éprouvé, ajoute-t-il, qu’il est fort utile, lorsqu’on est au lit, dans le silence de la nuit, de rappeler les idées des choses qu’on a étudiées et dessinées, de retracer les contours des figures qui demandent plus de réflexion et d’application ; par ce moyen, on rend les images des objets plus vives, on fortifie et conserve plus longtemps l’impression qu’ils ont faite. » Si grande était sa puissance d’évocation, qu’à distance il entrevoyait subitement les traits, les accens qui manquaient à telle ou telle figure ; voulant battre le fer pendant qu’il était chaud, il courait en toute hâte au Cénacle faire les corrections nécessaires, puis s’en retournait