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arrive brusquement devant le chef-d’œuvre de Léonard et de la peinture moderne, sans avoir traversé cette gradation de sentimens que nous ménage une peinture placée dans un milieu digne d’elle. — La composition orne le mur du fond ; elle en occupe toute la largeur et se trouve ainsi tout naturellement encadrée à droite et à gauche par les murs en retour ; dans le haut, par les deux petites voûtes.

Léonard, répétons-le, n’aimait pas la fresque; ce procédé lui aurait demandé une décision, une rapidité, inconciliables avec ses habitudes de travail. Il se servit de l’huile, qui, outre tant d’autres avantages, avait à ses yeux l’attrait de la nouveauté.

Avant d’analyser la peinture du réfectoire de Sainte-Marie des Grâces, il importe de passer en revue les Cénacles qui l’ont précédée. Je prendrai comme termes de comparaison ceux de Giotto, d’Andréa del Castagne, de Ghirlandajo et du peintre anonyme du couvent de Sant’ Onofrio à Florence.

Ainsi que Jacques Burckhardt l’a fait justement observer, la représentation de ce banquet sacré comprend deux motifs bien distincts : l’un, l’institution du sacrement de la communion, l’autre, la déclaration faite par le Christ à ses apôtres : Unus vestrum.., l’un de vous me trahira.

Dans la Sainte Cène de Giotto, à l’Arena de Padoue, les disciples font le tour de la table, disposition qui supprime en réalité trois d’entre eux, puisqu’ils tournent le dos au spectateur. Par une disposition non moins bizarre, — je ne voudrais pas appliquer le mot de comique même à l’erreur d’un maître tel que Giotto, — ces trois disciples ont le nimbe placé non derrière la tête, mais devant le visage, de sorte qu’ils ne peuvent pas voir ce qui se passe devant eux. L’action, d’ordinaire si vive chez Giotto, est nulle ici; pas un geste, pas un mouvement ; les disciples se regardent pour s’interroger; voilà tout le drame; il est négatif, comme on voit. Une fresque de l’école de Giotto, dans le cloître de Santa-Croce, à Florence, montre une disposition infiniment plus habile et plus mouvementée. On y trouve quelques réminiscences des triclinia antiques et un motif des plus touchans, le disciple bien-aimé inclinant la tête sur le sein de Jésus (discipulus recumbens in sinu Jesu; saint Jean, chap. XIII, verset 23).

Infiniment plus près du chef-d’œuvre de Léonard, et son vrai prototype à bien des égards, est la Cène peinte par le dur et farouche Andréa del Castagne dans le réfectoire du couvent de Sainte-Apollonie, à Florence. Pour cadre, un motif d’architecture sévère, avec des incrustations de marbres, et une banquette monumentale faisant le tour de la table : sur un tel fond, les figures ne pouvaient manquer de gagner en vigueur et en tenue. Au centre, le