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hollandais, il ne reste que le flegme et la mollesse, la carnation sanguine a disparu sous la chaleur. Au bout de cinq minutes, il m’a demandé mon adresse pour m’envoyer des fleurs; car mes poches bourrées de roses, de sensitives, de jasmins, de pétales multicolores, mon admiration pour ces grandes fleurs, qui poussent partout, l’avaient surpris. Petit à petit, j’apprends que mon homme est né à Ceylan, qu’il possède des plantations de thé dans la montagne et demeure avec sa famille à Colombo. Aujourd’hui, je déjeune chez lui. Son bungalow , situé dans les cinnamon-gardens (jardins de cannelle), ressemble à une villa d’ancien Romain riche : clarté et fraîcheur délicieuse, immenses salles séparées par des cloisons de bois odorant, ouvragé, découpé à jour ; grandes chaises longues d’osier où l’on passe les journées étendu, la cigarette aux lèvres ou les yeux sur un livre. Jolis enfans, mais étrangement pâles, d’un teint translucide de cire blanche, affinés, alanguis par le climat; famille de serviteurs qui semblent très aimés; enfans et maîtres leur parlent cinghalais.

Après le déjeuner, flânerie dans le jardin, où s’épanouissent librement les fleurs rares de nos serres et les plus belles palmes cinghalaises. Comme je cassais la lame d’une plante grasse, un jet de sève m’a brûlé la main. Voilà qui fait comprendre l’ardeur et l’activité de cette végétation.

Il faut partir. Cette nuit nous reprenons la mer. J’ai voulu revoir les yeux calmes, les yeux graves des religieux et le sourire du grand Bouddha couché, afin que le souvenir n’en mourût point tout de suite, et cette dernière journée, je l’ai terminée dans le temple de Colombo.

Le soir, tandis que le jour mourait, je suis allé jusqu’à la plage de Mount-Lavinia, plage solitaire, bordée d’une haute forêt sombre de cocotiers et qui fait penser aux petites îles sauvages perdues sur la ligne de l’équateur dans l’étendue des eaux immenses. Au loin, remuée par le vent du large, bleuissait la mer, le vaste Océan Indien tout vivant, plein d’ardeur et de force, écumant à l’horizon en subites et silencieuses blancheurs. Les hautes vagues lancées à l’assaut de la terre rouge croulaient tout d’une pièce avec un h-acas massif et sourd. Et par instans, dans la monotonie de cette clameur, le bruissement triste des grands cocotiers...


ANDRE CHEVRILLON.