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rigides d’aréquiers qui montent d’un jet luisant et métallique, un seul bouquet de palmes brillantes épanoui à cent vingt pieds de hauteur. Il y a des fougères aux nuances invraisemblables, des fougères bleues, subtiles comme des vapeurs, des feuilles délicates qui semblent une végétation de rêve, des dentelles vertes sans épaisseur, des capillaires exquises qui sont des cheveux de fées. Au fond d’une allée de banians, des caoutchoutiers géans projettent leurs énormes branches si loin que, ne pouvant plus se soutenir, elles retombent à terre, s’y enfoncent, remontent forment un nouvel arbre. Tout autour, leurs racines monstrueuses, perçant la croûte du sol, surgissent en échines rudes, hautes de quatre pieds et serpentent au loin avec un mouvement sinueux et puissant. On dirait des coulées de granit, un rayonnement de lave figée, épanchée d’un cratère aux premiers jours du globe.

Enfin, voici le triomphe et comme l’apothéose de la végétation de l’île. A la limite des jardins, au bord de l’eau jaune et lente d’un ganga, une gerbe de bambous. Elle a trente mètres de tour. Ils sort là par centaines qui s’étouffent, chacun est aussi gros qu’un arbre d’Europe. Les rudes tiges bleuâtres et lisses, divisées en articles de deux pieds, parfaitement rondes, sont gorgées d’eau. Quelques-unes, tachetées de vert, semblent empoisonnées. Elles poussent si drues que l’on ne voit que les premiers rangs, les autres, recouvertes, oppressées, jaillissent tout droit dans la nuit. Avec un mouvement souple, à une hauteur de cent pieds, elles s’écartent, s’épanouissent comme un vase, se perdent dans une grande chevelure bruissante et triste. Cette gerbe sombre a je ne sais quoi de sinistre, c’est une poussée de sève vénéneuse. Vraiment on se sent plier d’effroi devant une force gigantesque que rien ne peut empêcher de se déployer. Impossible de décrire ce peuple de troncs pressés les uns contre les autres, la violence de leur élan, la légèreté, la sveltesse des hautes tiges. Ce sont des êtres simples et forts, ces géans de la flore tropicale. En juin et juillet, on les voit croître d’un pied par jour. À ce moment, la sève est toute bouillonnante et l’œuvre d’organisation se fait dans un frémissement d’impatience ; que nous voilà loin de la croissance pénible de nos chênes d’Europe, construits cellule à cellule par la main lente des âges ! Ces bambous sont des tiges d’herbe; ils ont l’éclat, la souplesse des fougères, et montent impétueusement de la profonde terre végétale vers le soleil créateur.


12 novembre.

Hier, en chemin de fer, revenant de l’intérieur, j’ai rencontré un Hollandais : gras, doux, pâle, geste pacifique, parole rare. Du tempérament