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Vers cinq heures, le soleil est plus doux. Je quitte le temple, pressé de me perdre un peu dans cette nature équatoriale. On ne voit qu’elle ici, et devant sa grandeur on est peu curieux des hommes et des coutumes. D’où vient donc son tout-puissant attrait? Est-ce que nos ancêtres lointains, les premiers êtres qui eurent la forme humaine, apparurent dans un monde semblable à celui-ci, lorsque les grandes fougères couvraient encore les continens? Est-ce que leurs instincts, endormis depuis des milliers de siècles, se remettent à vivre en nous au spectacle des choses qui leur furent familières? Je suis une route déserte, entre des haies constellées d’étoiles bleues, jaunes, rouges, chargées d’énormes fleurs resplendissantes, aux pétales raides et satinés, sauvages ici, mais plus belles que dans les serres des rois. Et de cette floraison somptueuse, montent follement de hautes tiges souples, caoutchouc, bambou chinois, pesantes palmes, longues de dix pieds. A gauche, au-dessous de la route, un bois de cocotiers dévale, et les troncs droits, serrés, couronnés d’un large bouquet de palmes raides, semblent une armée de jeunes hommes fiers et primitifs, la tête hérissée de grandes plumes sauvages. Ils sont là par milliers, l’aisselle des branches chargée de jeunes cocos dont on devine la mollesse et la fraîcheur. Rien de puissant comme les jets parallèles, la montée rigide de leurs colonnes. On sent la violence de la force organisatrice qui les dresse hors du sol, la succion de la terre et de l’eau par leurs racines, le pullulement dans la chaleur du monde végétal. D’autres arbres portent des fruits verts, écailleux, gros comme des têtes d’hommes. Je reconnais l’arbre à pain, le jaquier. Voici le cacao, le café, le manguier, la muscade, la cannelle, l’acajou, d’impénétrables fourrés d’essences inconnues d’où surgissent en gerbes vingt espèces de palmiers, non pas roides, solitaires, poudreux comme les palmiers d’Egypte, mais souples, lisses, herbeux comme les enfans de l’équateur humide. Du pied, l’on touche l’herbe verte qui borde la route, et aussitôt, on la voit remuer, se crisper, jaunir par grandes plaques. C’est ici la plus grande intensité de la vie végétale. Elle frémit dans ces sensitives, elle se roidit dans ces grosses lianes qui, projetées des plus hauts arbres, descendent à terre en rideaux tendus, elle flambe dans ces feuilles rouges, dans l’éclat de ces fleurs vénéneuses allumées dans la verdure. Au milieu de cette folie des plantes, la route s’allonge, toujours pourprée. En bas, aperçue par instans, entre les colonnes des cocotiers qui descendent, une large rivière jaune, roulant avec véhémence, et au loin, dans le nord, noyé sous une marée de nuées grises, le déroulement vaporeux des montagnes. Là-bas, c’est le pays vierge où errent encore l’éléphant sauvage, parent du mammouth disparu, et le veddah, dernier survivant des hommes préhistoriques.