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tête dans le feu du soleil, ils jaillissent tout droit d’un fourré de grandes fougères, enlacés, étreints par les lianes vivaces. Là dedans on devine le bourdonnement dense, l’agitation furieuse de myriades d’insectes, la vie violente et simple des premiers âges géologiques quand, après les grandes pluies, les choses organisées sortaient de la terre molle à l’appel du soleil torride.


Nous traversons le Kelanya-Ganga, un fleuve tout brun qui roule entre de hauts bambous verts ; la montée commence, et, presque tout de suite, le paysage change. On sort enfin de l’accablante forêt vierge et l’on entre dans un jardin sauvage coupé de claires et fraîches rizières, constellé de fleurs, — des fleurs odorantes du champak et de la frangipane, — un jardin de délices où des rochers reposent sous de hautes fougères tremblantes, où de petites huttes moussues, tapies sous les verdures cinghalaises, sont presque invisibles, un Eden où des perruches raient l’air d’un trait de lumière, où de larges papillons semblent des flammes qui voltigent, où les arbres sont semés de fruits d’or, où les nobles palmes lumineuses font des transparences vertes sur le ciel. Quelquefois les routes apparaissent, dans l’éclat des fleurs, comme des rubans rouges, et une extraordinaire senteur tiède, une senteur de serre, monte de cette terre pourprée.

Tout près de nous, demi-cachées par un rideau de lianes, deux hautes masses sombres, ternes comme le roc, remuent, et je reconnais deux éléphans. Pacifiques, imperturbables, leurs vastes têtes baissées, balayant la terre de leurs trompes pendantes, leurs larges pieds étalés mollement dans la poussière rouge-, ils cheminent sans hâte, ils passent comme endormis, berçant de leur mouvement monotone leurs cornacs, qui somnolent aussi. Pourquoi donc saisit-elle ainsi, la soudaine vision de ces monstres dans le cadre de cette nature équatoriale? Est-ce parce qu’ils sont chez eux dans ces fourrés, parce que l’on sait que là-bas, derrière les montagnes, leurs frères errent encore en liberté, parce qu’ils font partie de ce monde, parce qu’ils sont la manifestation vivante de cette nature, comme ces cocotiers?

Nous montons toujours, accrochés maintenant au flanc des rochers, contournant des précipices. À cette hauteur, la végétation est moins folle et l’homme peut lutter avec elle : les plantations de café et de cacao commencent. A présent, nous dominons un cirque immense qui descend au-dessous de nous à des milliers de pieds, vêtu de fougères et de palmiers, un cirque brumeux, une vallée sombre qui traverse la moitié de l’île et s’étend jusqu’à Colombo. Dans l’obscurité du fond, ce sont toujours les sauvages forêts humides, les impénétrables forêts ténébreuses d’où s’élève