Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/956

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

discussion récente a prouvé au contraire que le vieil esprit vit toujours. Notez qu’il ne s’agissait pas d’engager ce grand travail, de mettre la main à l’œuvre, on n’en est pas là encore ; il s’agissait tout simplement d’une autorisation de poursuivre des travaux ou des études préliminaires, on restait toujours libre. N’importe, le bill a été lestement repoussé. Le gouvernement l’a combattu et il a trouvé une majorité fidèle. Ni sir Edward Watkins, le principal promoteur du projet, ni M. Gladstone lui-même qui s’en est fait l’éloquent défenseur, n’ont pu vaincre des préventions passablement surannées.

Qu’en sera-t-il de cette œuvre gigantesque, de cette voie sous-marine rêvée par les ingénieurs des deux pays ? Elle se fera ou elle ne se fera pas, c’est l’affaire de l’avenir. Ce qu’il y a d’étrange, dans tous les cas, c’est qu’une œuvre évidemment conçue dans une pensée de paix et de rapprochement réveille de si bizarres méfiances et suscite de tels ombrages chez une nation pratique comme l’Angleterre. On dirait, en vérité, que les Anglais, ou du moins bon nombre d’Anglais ont encore l’imagination hantée par le camp de Boulogne et qu’ils voient des invasions partout. On a écrit des romans là-dessus ; on a même raconté, il y a des années, une bataille de Dorking qui a fait frissonner ceux qu’elle n’a pas amusés. — Que deviendrait l’Angleterre, si elle cessait d’être une puissance insulaire, protégée par les mers qui l’entourent, si elle n’avait plus le fossé de la Manche, si le tunnel qu’on médite s’ouvrait sur ses rivages ? Elle serait manifestement désarmée et livrée sans défense à la conquête ! Elle pourrait être surprise par des légions de pantalons rouges débouchant tout à coup et se répandant dans les campagnes anglaises ! — On a fait appel à toutes les raisons militaires, politiques, commerciales. Lord Wolseley lui-même s’est mis depuis longtemps en campagne pour sauver l’Angleterre, et l’autre jour un des ministres, sir Michael Hicks-Beach, s’est fait l’écho de tous les préjugés, de toutes les passions, de toutes les frayeurs. Ce malheureux tunnel, patronné par sir Edward Watkins, ne pouvait être qu’une source de dangers et de maux ! En mettant les choses au mieux, l’Angleterre ne pouvait se garantir qu’en se hérissant de fortifications, en s’imposant l’obligation d’une armée permanente qu’elle n’a jamais eue et de dépenses militaires démesurées qui retomberaient de tout leur poids sur les contribuables ! On parle ainsi, au risque de prendre des chimères pour des raisons, de se créer des fantômes ou de berner le public avec des naïvetés effarées comme celle de sir Michael Hicks-Beach, qui assure qu’une invasion peut surprendre l’Angleterre en gagnant quelque employé subalterne du tunnel ! Tout cela, il en faut convenir, est assez puéril, et M. Gladstone s’est un peu moqué de la commission royale militaire, de sir Michael Hicks-Beach, comme des raisons qu’il invoquait ; il a même ajouté qu’il trouvait ridicule et humiliante l’attitude qu’on faisait à l’Angleterre, que c’était une plaisanterie de parler