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hélas ! puisqu’il s’est trouvé des gens pour s’en souvenir. Au seul nom de Berlioz, et par genre beaucoup plus que par goût, le « tout Paris » s’est précipité vers l’Odéon, en toilette de gala. On a vu des cravates blanches au parterre et des diamans au paradis. On allait ouïr une merveille. Berlioz n’est-il pas, après Wagner, le musicien le plus en vogue, le mieux porté ? le berliozisme une forme très distinguée du snobisme esthétique ? Si les princes de la jeunesse musicale commencent à se lasser un peu de la Damnation de Faust, déshonorée, à leur gré, par l’admiration populaire, ils nous vantaient les autres œuvres du maître, les œuvres jouées en Allemagne, comme ils disent avec onction, et ce petit bijou, honteusement ignoré de notre pays : Béatrice et Bénédict. « Pour la première fois en France, » disent les affiches avec un air de reproche ; elles auront bientôt dit : « Pour la dernière fois. » — Jamais on ne s’est plus ennuyé que l’autre soir à l’Odéon. Il fallait voir la douloureuse surprise de tout ce beau monde ! Ah ! l’ennui dans la musique, et dans la musique des plus grands maîtres ! — Sera-t-on encore taxé de paradoxe et d’irrévérence si parfois on le dénonce, si l’on ose dire aux gens de bonne volonté et de bonne foi : « Ne soyez dupes ni des doctrinaires, ni des meneurs, — des fumistes, dirait M. Sarcey. Ne méprisez et n’admirez rien de confiance, par pose mondaine ou par docilité moutonnière, par préjugé d’école ou parti pris de salon. Défiez-vous des légendes, des réclames ; au besoin, des souscriptions, des comités qu’on affiche, mais qu’on ne réunit pas, et quand on bat la grosse caisse autour de l’Odéon, rappelez-vous que toutes les montagnes, fût-ce la montagne Sainte-Geneviève, dont le théâtre est voisin, peuvent accoucher d’une souris. »

Les gens de génie sont terribles ; quand ils sont ennuyeux, ils le paraissent encore plus que les gens d’un peu ou de peu de talent, parce qu’on leur demande davantage, et qu’après la Damnation de Faust on ne s’attend pas à Béatrice et Bénédict. L’œuvre a déplu par bien des raisons. Des idées peu mélodiques, peu musicales, peu vocales surtout, y sont constamment présentées sous des formes vieilles et poncives. Tout y est froid, long et lent. De sentiment théâtral, pas l’ombre, et de sentiment littéraire, pas davantage. Berlioz, quoi qu’on en ait dit, quoi qu’il en ait dit lui-même, n’a pas toujours compris Shakspeare. Fantaisie, poésie, caractères, rien n’est resté, dans Béatrice et Bénédict, de Beaucoup de bruit pour rien. La gaîté s’est éteinte et la passion s’est glacée. Quant à l’esprit, je vous recommande l’intermède satirique du maestro ridicule conduisant une fugue de sa façon ; c’est à faire regretter le comique des Maîtres chanteurs. L’orchestre même, l’orchestre de Berlioz ! est ici déplaisant, aigrelet, et maigre. Parlerons-nous du fameux et ravissant duo-nocturne ? Ce mystérieux et suave rayon ne saurait à lui seul éclairer une aussi morne