Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/94

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

recevoir. Le jour même (10 janvier) où cette dure épître partait de Berlin, il avait, avec Le ministre de Prusse, un dernier entretien où, revenant sur la vivacité de ses paroles, il l’assurait qu’après tout ses sentimens pour la Prusse étaient inaltérables. — « L’alliance de la Prusse et de la France est un système dont les bases doivent être inébranlables. C’est le mien. Je sais bien que tout Paris dit que je vais être disgracié, mais je ne le pense pas. » — « Je n’eus pas la force, ajoutait Chambrier, de répondre à ce ministre, parce que je savais que son renvoi était décidé. »

Effectivement, le lendemain, au sortir d’un dîner de noces donné pour le mariage du fils du comte d’Argenson avec une demoiselle de Mailly, les deux frères recevaient chacun une lettre royale. Le marquis était congédié ; le comte, plus habile, et qui avait su se gardera temps, était confirmé, au contraire, dans sa situation ; et, pour bien marquer que son crédit n’était pas ébranlé, on lui accordait les faveurs des grandes entrées. On sut bientôt à quel prix il avait obtenu d’être épargné dans le naufrage de sa famille. Le maréchal de Saxe était promu au rang de maréchal-général, dignité que personne n’avait occupée depuis Turenne, égale à celle de généralissime pour l’honneur et pour l’éclat, et donnant plus directement droit au commandement suprême. — a Hé bien ! mon cher comte, écrivait-il au comte de Brühl, le pétard a donc sauté ! Je vous fais mon compliment sur la charge de premier ministre. Vous l’aviez depuis longtemps, mais vous ne vouliez pas en convenir. Pour moi, on me fait maréchal-général de camp et des armées, ce qui veut dire en allemand général feld-maréchal. Cela me fait le premier général du royaume et au-dessus de tous les maréchaux de France. Quant au militaire, je ne puis monter plus haut, oder es wird haksbrechende Arbeit daraus (ou bien je me casserai le cou). Je voudrais, à cette heure, que la paix vînt bien vite pour m’en retirer avec honneur[1]. »

Ainsi sortait du pouvoir, après l’avoir exercé deux années, ce ministre si différent de ceux qui l’avaient précédé et qui l’allaient suivre et dont le mélange original de mérites et de défauts tranche si fortement sur la médiocrité générale qui régnait autour de lui. L’attrait que l’étude d’un tel caractère inspire me fera excuser de l’avoir suivi jour par jour, au prix même de quelques longueurs, dans toutes les phases d’une carrière dont j’ai eu plus d’une fois à déplorer les erreurs. On ne rencontre pas tous les jours, sur les chemins souvent arides de l’histoire, une nature si élevée, un esprit d’un tour si piquant, tant de droiture dans les intentions, et une telle bonne foi dans d’honnêtes illusions. Malgré le regret et

  1. Maurice de Saxe au comte de Brühl. (Vitzthum, p. I. 154).