Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/908

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

on eût dit d’un peuple qui enterre ses morts. J’ai lu depuis dans Pline[1] que les fourmis ensevelissent leurs morts à la façon des humains : Sepeliunt inter se, viventium solœ, prœter hominem. D’après sir John Lubbock, qui les étudie depuis de longues années, elles auraient leurs cimetières : étrange ressemblance avec les sociétés humaines ! A moins qu’il ne s’agisse simplement d’une réserve de provisions de bouche.

Quoi qu’il en soit, les débris de l’armée d’invasion en déroute, au lieu de se disperser, réunissaient peu à peu leurs bandes décimées et se cantonnaient par groupes en certaines places, comme si leur instinct social les eût portés à y former, à défaut d’un nid commun, des installations partielles. Sur un point, c’était entre les parois de minces poteries entassées ; sur un autre, entre des boiseries vermoulues ; ailleurs, dans des plâtras ; ailleurs, dans les couches superficielles d’une terre sèche et ameublie. On assistait à un essai de réorganisation. A partir de chacun de ces points, elles reformaient des routes le long des chevrons de la toiture, d’où elles remontaient à la surface des tuiles, pour se diriger de nouveau vers le sycomore. L’odeur de ses fleurs et certaines odeurs, en général, semblent avoir pour les fourmis un attrait invincible.

Il y a quelques années, j’ai observé une singulière attraction de ce genre, exercée sur des fourmis ailées, et d’autant plus extraordinaire qu’elle les conduisait par centaines à une destruction inévitable. Sur la plate-forme d’une tour haute de 28 mètres, j’avais installé, en vue d’expériences sur l’électricité, des fioles ou flacons isolateurs, renfermant de l’acide sulfurique concentré, du sein desquels s’élevait une tubulure centrale, laissant seulement un étroit espace annulaire, entre elle et le col du flacon : celui-ci même était entouré, sans en être touché, d’un chapeau métallique très voisin. Les physiciens connaissent ces supports isolateurs. Or, les fourmis ailées avaient trouvé le moyen de monter à cette hauteur et de pénétrer, en rampant patiemment, dans les intervalles successifs des fioles et des deux espaces annulaires concentriques, pour se précipiter dans l’acide sulfurique, où elles périssaient aussitôt. Chacun des isolateurs, au nombre d’une douzaine, se trouva ainsi encombré au bout de peu de jours par des centaines de fourmis mortes, exhalant une odeur mélangée de musc et d’acide sulfureux, qui, loin de les faire fuir, les attirait toujours davantage : le col extérieur du flacon demeurait tout couvert de fourmis en mouvement, s’empressant ainsi vers leur propre anéantissement. Mais c’était là la preuve d’un instinct aveugle et irrésistible, agissant en sens contraire de l’instinct de conservation, inhérent, prétend-on, à tout être

  1. Histoire naturelle, liv. XI, ch. 36.