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l’auteur n’a pas su exploiter les idées qui lui sont venues, ni mettre dans sa pièce ce qu’il y voulait mettre ; ses imaginations comiques ou poétiques restent en germe ; et cela, parce que son époque elle-même souffre d’un véritable manque de développement du génie dramatique. Le temps n’a pas détruit le théâtre profane du haut moyen âge : nous possédons mille récits de grandes fêtes du temps, chevaleresques ou populaires ; dans les salles des châteaux, dans les grandes foires, se succèdent les vielleurs, les chanteurs de geste, les saltimbanques ; jamais nous n’y voyons apparaître des acteurs. De plus, si une scène comique eût alors existé, elle se serait fatalement développée avec richesse, grâce aux sujets comiques que les fabliaux, fort à la mode à cette époque, lui auraient fournis à foison : il est certain que les fabliaux eussent été exploités dramatiquement, et il est non moins certain qu’ils ne l’ont pas été. Nous possédons pourtant la farce du Garçon et de l’Aveugle, jouée à Tournai vers 1270. Voici l’analyse complète qu’en donne M. Petit de Julleville : « Il n’y a que deux personnages : l’aveugle cherche sa vie en invoquant Dieu, les saints et les bonnes âmes ; le garçon, Jehannet, s’offre à le conduire ; l’aveugle crédule lui confie sa bourse ; le garçon s’enfuit avec l’argent, et crie au volé : « S’il ne vous siet, or me sivés. » — Et c’est tout. Que cette misérable parade de foire ait été répétée dans des centaines de saynètes analogues, nous le croyons très volontiers. Voilà le seul théâtre laïque qu’Adam de la Halle et le haut moyen âge aient connu ! Qu’il ait pu exister dans le Puy d’Arras des représentations satiriques, une sorte de commedia dell’arte, vaguement analogue au Jeu de la Feuillée, c’est une hypothèse permis, mais indémontrable.

Pourtant, Adam a trouvé des modèles, tout au moins indirects, et cela dans Arras même. Il semble que, dans ce monde artésien, le théâtre religieux ait tourné plus tôt qu’ailleurs à la représentation profane. Ces bourgeois surent, de très bonne heure, égayer de leur bonne humeur réaliste la légende des saints ; ils trouvèrent une manière familière de traiter les sujets sacrés, d’en prendre à leur aise avec les drames liturgiques. Soixante ans avant le Jeu de la Feuillée, on jouait dans Arras le Jeu de saint Nicolas, et le poète, Jean Bodel, y mettait en scène des types populaires, des voleurs qui parlent leur argot, Cliket, Pincedés, etc ; des scènes de taverne s’y déroulent, comme dans le Jeu de la Feuillée ; des joueurs de dés s’y querellent ; un valet vient y vanter gaîment le vin de son auberge, « le vin nouvellement mis en perce, à pleine mesure, à plein tonneau ; le vin rampant comme écureuil en bois, qui court sec et vif sur sa lie, clair comme larme de pêcheur, qui s’attarde