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des puissances. Il était donc bien inspiré en contenant les impatiences de M. de Bismarck, et il y avait d’autant plus de mérite qu’il était seul de son avis dans ses conseils. On ne saurait prévoir aujourd’hui ce qui serait advenu, à quelles complications, à quels dangers la Prusse aurait dû faire face, si elle avait pris les armes prématurément, sans prétexte plausible, tandis que, grâce à l’invincible prudence de son monarque, elle a pu engager la lutte, l’une et l’autre fois, sans mettre en grave péril ses relations avec les autres cours, sans subir leur médiation, sans redouter leur ressentiment. Les faits étaient consommés quand on put se rendre compte de quel poids pèserait désormais en Europe la prépondérance de la maison de Hohenzollern ; et cela, en vérité, a été dû personnellement au roi.

Ce qu’il faut reconnaître, c’est que ces deux prodigieux ouvriers de la grandeur de l’Allemagne, le roi Guillaume et le prince de Bismarck, étaient doués de qualités puissantes et diverses, et qu’ils se complétaient l’un l’autre. Le premier avait la prudence, et, disons-le, la duplicité ; le second, la hardiesse et la résolution. Ces dispositions si contraires se neutralisaient dans une juste mesure en ce qu’elles avaient d’excessif ; ajoutez-y cet amendement providentiel que le maître, qui pouvait imposer sa volonté, l’a toujours fait prévaloir avec autant de réserve que d’habileté. Ce qui est également à noter, c’est que le roi s’est renfermé dans une abstention apparente et trompeuse, affectant de n’ambitionner que des « conquêtes morales. » Sans cesser d’en revendiquer de plus substantielles, au besoin par le fer et par le sang, le ministre, au contraire, fatiguait tous les échos de l’Europe de ses projets d’agressions et de ses menaces. « Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes, » a dit le maître florentin[1] ; et c’est ainsi que M. de Bismarck a été acclamé le restaurateur de l’empire d’Allemagne, tandis que le roi n’en a semblé que le bénéficiaire. Les contemporains n’ont-ils pas été trompés par le bruit retentissant de l’un, par l’impénétrable silence de l’autre, et l’impartiale histoire ne réformera-t-elle pas leur jugement, en rendant à chacun la justice qui lui est due ? Ne fera-t-elle pas au souverain une part égale à celle qui restera dévolue au conseiller, sinon plus grande ? Nous osons le croire, et nous ne craignons pas de le dire, si paradoxale que puisse aujourd’hui paraître une semblable prévision.


  1. Le Prince, ch. XVIII.