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lui démontrer que la politique de la Prusse ne devait avoir qu’un objet, le remaniement de l’Allemagne à son profit. C’est ainsi que, le 12 mai 1859, à la veille de la guerre d’Italie, redoutant un rapprochement avec l’Autriche, il le conjurait de saisir, au contraire, cette occasion propice, et de rompre et de répudier hautement une solidarité désastreuse pour les intérêts du roi et du royaume. Les lettres qu’il écrivait de Pétersbourg sont connues comme celles qu’il adressait de Francfort à sa famille ; elles ont été plusieurs fois reproduites. Nous n’en retiendrons qu’une pensée qui les résume toutes : « Je vois dans notre situation fédérale, disait-il, un vice dont souffre la Prusse, et qu’il faudra, tôt ou tard, extirper ferro et igne. » — « Tout n’est, en résumé, » écrivait encore, dans ce langage imagé qui lui est particulier, ce diplomate doublé parfois d’un poète, « qu’une question de temps ; les peuples et les individus, la folie et la sagesse, la guerre et la paix, tout vient et s’en va, comme la vague, et la mer reste… » C’est à ce moment que cet ardent défenseur de l’absolutisme se révéla apologiste du parlement de Francfort, du suffrage universel, de tous les principes qu’il avait, jusque-là, si dédaigneusement outragés. L’avenir dira si son génie l’a sagement conseillé de tout point : le suffrage universel n’aura pas peu contribué à le précipiter des hauteurs où, tout-puissant, il se croyait inexpugnable. Quoi qu’il en soit, nous pouvons, des maintenant, nous rendre compte du long chemin parcouru par M. de Bismarck depuis le jour où il avait quitté Berlin pour aller représenter à Francfort le roi Frédéric-Guillaume.

Les lettres qu’il adressait à M. de Schleinitz étaient certainement placées sous les yeux du roi Guillaume, qui avait succédé à son frère. Elles étaient écrites dans cette persuasion, et pour flatter la pensée du maître, que le futur ministre avait pénétrée. Aussi le nouveau souverain, loin d’en prendre ombrage, le rappela, au contraire, de Pétersbourg pour l’envoyer à Paris : après, l’avoir mis à même d’approcher l’empereur Alexandre, il l’accrédita auprès de l’empereur Napoléon. Il le préparait ainsi à la tâche qu’il devait remplir et qu’il devenait urgent de lui confier. À ce moment, en effet, le conflit ouvert entre le gouvernement et la chambre des députés s’était sensiblement aggravé. La majorité avait refusé les crédits pour la réorganisation de l’armée, et le cabinet était divisé sur la conduite qu’il convenait de tenir ; quelques-uns de ses membres inclinaient à conseiller certaines concessions. Le roi se persuada qu’il était placé dans l’alternative de renoncer à ses projets ou de remettre le pouvoir à des mains plus fermes, à un homme d’état résolu à seconder sa politique à travers toutes les difficultés qui surgissaient dès le début et qu’il