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s’unir à celle de Béatrice. Mais Béatrice ne s’était résignée à l’amour de Bardi que croyant Dante oublieux et pour jamais disparu. En le revoyant fidèle, elle repousse ce qui, dans tout opéra, s’appelle un hymen odieux. Sur ces entrefaites, Dante est nommé gonfalonier de Florence et conseillé, enhardi par la voix de Béatrice elle-même, il accepte le pouvoir.

Ce pouvoir, Siméone jaloux ne manque pas de l’arracher bientôt à son rival. Livré à ses ennemis politiques et à leur allié le roi de France, qu’ils ont appelé en Italie, Dante est proscrit et Béatrice contrainte, pour le sauver, de jurer qu’elle prendra le voile.

Voilà les deux premiers actes. Le troisième est consacré, oh ! mon Dieu, à bien peu de chose : à un abrégé de la Divine Comédie sous forme de rêve. Dante exilé, errant dans toute l’Italie, s’est endormi un soir auprès du tombeau de Virgile, et Virgile, pour le consoler, lui apparaît et peuple son sommeil de toutes les visions futures : l’Enfer, le Paradis et Béatrice au plus haut des cieux.

Avec le quatrième acte, nous revenons à la réalité. Béatrice est au couvent, mais si faible, si languissante, qu’elle n’a pu encore prononcer ses vœux. Siméone, pris de remords et d’une contrition aussi édifiante qu’invraisemblable, ramène lui-même Dante à Béatrice, qu’il délie de son serment. Trop tard, hélas ! Béatrice expire dans les bras du poète ; elle ne sera jamais que l’héroïne surnaturelle du poème. Voilà comment on a accommodé et fondu ensemble pour le théâtre de l’Opéra-Comique, la Vita Nuova et la Divine Comédie. Et ne nous plaignons pas trop : tout cela aurait pu finir par un mariage.

Ne nous plaignons pas trop ; mais plaignons-nous un peu et même beaucoup. Comme dans les musées de peinture, il devrait être défendu de toucher aux chefs-d’œuvre dans l’immense musée de la poésie. Avant d’entendre l’opéra de M. Godard, ou plutôt après l’avoir entendu, pour se remettre, qu’on relise la Vita Nuova : on aura l’agréable impression que donne la Galerie des Antiques après le Musée Grévin ou le Salon-Carré après une boutique de chromolithographies. Hélas ! c’est de chromos que nous avons à vous entretenir. Vous qui entrez à l’Opéra-Comique, laissez toute espérance, toute espérance de voir autre chose que des personnages de pacotille : un Dante de pendule et une Béatrice en sucre.

Dans la Vita Nuova, cet admirable bréviaire, écrit par Dante lui-même, de ses étranges et mystiques amours, on compte à peine cinq ou six apparitions de Béatrice. Et quelles apparitions ! Lors de leur première rencontre, tous deux avaient neuf ans à peu près. Elle portait une robe couleur de sang et lui se prit à trembler, entendant retentir au fond de son être ces mots : Ecce Deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi. Neuf années plus tard il la revit tout de blanc vêtue.