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mais éloquente aussi, forte et nombreuse, de la Nouvelle Héloïse, à la phrase de Delphine ou de Corinne, on éprouve une pénible surprise ; et il semble qu’en moins d’un demi-siècle l’art d’écrire se soit perdu. Mais, de la phrase de Corinne ou de Delphine, lorsque l’on passe à la phrase abondante, limpide et harmonieuse, d’Indiana et de Valentine, on respire, et l’on dirait d’un souffle venu de la plaine ou des bois pour rafraîchir et pour renouveler l’air factice des salons. Mme de Staël, née en 1766, morte en 1817, a vécu dans le temps de la langue où, — Chateaubriand et Bernardin de Saint-Pierre mis à part, — on a peut-être le plus mal écrit depuis tantôt quatre ou cinq cents ans, beaucoup plus mal, d’une façon beaucoup plus lâche et beaucoup plus improvisée qu’on n’écrit de nos jours. Pourquoi faut-il, après cela, que ses romans fassent la chaîne entre ceux de Rousseau et ceux de George Sand : Rousseau, l’un de nos grands écrivains, et George Sand, dont le style enchanteur a, pendant quarante ans, aveuglé ses admirateurs sur le caractère plus que romanesque, si je puis ainsi dire, de la plupart de ses fictions ? J’ai trouvé pourtant des phrases bien étranges dans la première préface d’Indiana.

Resterait à savoir, il est vrai, si la forme, dans le roman ou ailleurs, a toujours toute l’importance que l’on paraît croire ? On peut bien dire, en tout cas, que, depuis plus d’un demi-siècle, les défauts du style de Mme de Staël n’ont pas réussi, ni ne réussiront, je l’espère, à la déclasser. Ou, si l’on veut encore, avec son ami Bonstetten, on répétera que le « sentiment de l’art lui a manqué, » même dans Corinne, surtout dans Corinne, — où, en vérité, l’art n’est conçu que comme un moyen d’embellir la vie mondaine et de diversifier la conversation ; — mais il n’en sera rien de plus ni de moins. C’est qu’en écrivant mal, Mme de Staël pense bien ; c’est qu’elle écrit spirituellement, comme elle devait parler sans doute ; c’est que son esprit excite, éclaire, échauffe ; et c’est enfin que, fussent-ils plus mal écrits encore, ou plus négligemment, ses romans sont et seront toujours des romans intelligens

Quelque influence qu’eût exercée la Nouvelle Héloïse, — dont nous reconnaissons aisément la trace dans les romans de Mme Riccoboni ou de Mme de Charrière, — cependant, comme elle n’était qu’un accident, et un accident unique, dans l’œuvre de Rousseau, les romans, selon l’expression de Voltaire, après comme avant l’Héloïse, avaient continué « d’être méprisés des vrais gens de lettres, » et regardés par eux comme « l’amusement de la jeunesse frivole. » Mme de Staël s’en plaint encore dans son Essai sur les fictions. « L’art d’écrire des romans n’a point la réputation qu’il mérite, y dit-elle, parce qu’une foule de mauvais auteurs nous ont accablés de leurs fades productions en ce genre, où la perfection exige le génie le plus relevé, mais où la médiocrité est à la portée de tout le monde. » Elle cherchait alors comment, par