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justifie, car elle est dépourvue de tout caractère scientifique ; elle ne s’accorde ni avec les données les plus certaines de la linguistique, ni avec la tradition ; elle est de pure invention et s’est introduite dans l’usage européen en violant à la fois la tradition et le bon sens.

François Rabelais, qui sans doute avait bien autant de savoir et qui avait plus d’esprit que le Hollandais Érasme, se garda bien d’adopter la réforme proposée. En 1533, cinq ans après la dissertation d’Érasme, il publiait sous l’anagramme Alcofribas Nasier son premier Pantagruel. Dans la merveilleuse épître que Gargantua adresse à son fils pour le diriger dans ses études, il lui dit : u Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées, grecque (sans laquelle c’est honte qu’une personne se die savant), hébraïque, chaldaïque, latine. » Puis au chapitre suivant, l’exemple est sans retard joint au précepte : sur la route du pont de Charenton, Pantagruel, se promenant avec ses gens et quelques écoliers, voit venir à lui un homme « beau de stature, mais pitoyablement navré en divers lieux. « Il lui demande qui il est, d’où il vient et ce qu’il cherche. Panurge, car c’est lui, répond pertinemment en douze langues différentes et enfin en français. Un des discours est en grec ancien, transcrit en lettres françaises et orthographié selon la prononciation moderne, mais sans accentuation d’aucune sorte. « Quoi ! s’écrie aussitôt Carpalim, laquais de Pantagruel, c’est du grec, je l’ai entendu. — Et comment ? As-tu demeuré en Grèce ? »

Rabelais n’avait donc pas adopté la manière érasmienne ; il restait fidèle à la tradition hellénique. Cependant la nouvelle méthode se répandit dans les écoles, où on lui trouva des commodités, et finit par prévaloir dans tout l’occident. Au point où nous sommes parvenus, nous constatons chez nous un des phénomènes les plus étranges de l’histoire des langues. C’est une contradiction entre la manière dont s’enseigne la prononciation du grec et l’usage qu’on fait de cette langue pour créer des termes scientifiques. Ainsi on nous a appris au collège à dire fusikê et nous disons la physique, comme les Grecs modernes et comme les anciens Romains. Dans son édition savamment annotée des Racines grecques de Lancelot, mon ancien maître Ad. Régnier donne une liste des mots français tirés du grec. Le nombre de ces mots, vers 1844, dépassait trois mille trois cents ; depuis lors il a beaucoup augmenté, parce que les sciences et leurs applications progressent et que le grec est presque la seule langue d’où l’on puisse tirer des mots nouveaux. De ces trois mille mots, quelques-uns sont depuis longtemps employés ; tels sont apôtre, cristal, démon, poète, phare, etc. La plupart sont d’origine récente et datent du siècle où nous sommes. Quand on