Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/590

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

scientifiques ; elles tiennent à des causes morales, politiques, sociales ; elles tiennent aux idées directrices, aux sentimens et à la volonté, à l’organisation et à la discipline, à l’esprit commun qui anime le corps entier de l’armée et de la nation[1]. Dans le cas d’une mobilisation normale, l’Allemagne réunirait sans effort sous les drapeaux 3 millions de soldats et, avec les réserves, 6 millions ; la Russie en compte, sur le pied de guerre, 2,900,000 ; la France, 1,900,000. Si l’armée allemande actuelle devait se mettre en mouvement sur une chaussée unique, avec ses réserves et le train au complet, elle occuperait toute la longueur de l’empire. Avec de telles agglomérations d’hommes, la discipline morale et matérielle est le seul moyen de maintenir l’unité et la promptitude des mouvemens, comme la sûreté des approvisionnemens. Le « maître d’école » contribue, certes, au succès final, s’il a lui-même prêché et formulé en idées précises la discipline, l’abnégation, l’attachement au devoir ; car ce sont là aussi des idées en même temps que des sentimens. C’est donc le développement de la solidarité, le respect de la hiérarchie, en un mot tout ce qui organise et unit, qui sont les principales conditions de la victoire dans les armées modernes : la géographie, l’histoire, la physique et la chimie n’y peuvent presque rien, et c’est pourquoi nous voyons les de Moltke

  1. M. Hoenig, auteur du traité sur l’Importance de la discipline pour l’état, le peuple et l’armée, nous apprend que les recrues allemandes enrôlées dans sa compagnie ont fort peu conservé ce qu’elles ont appris sur les bancs de l’école. Pendant des années, il s’est efforcé de constater le degré d’instruction de ses recrues ; or souvent les faits les plus simples de leur propre pays étaient ignorés des jeunes gens arrivés au régiment. « Nous réunissions de nombreuses questions sur leur patrie d’origine ; les réponses étaient incroyables. Après la guerre de 1870-1871, beaucoup ne savaient même pas le nom de l’empereur d’Allemagne. » Nous voilà loin, comme le remarque M. Grad, de ces étonnantes connaissances en géographie qui auraient été assez étendues chez les simples soldats pour leur faire trouver tous les chemins sur un territoire étranger. D’après le maréchal de Moltke : « L’éducation importe plus que l’instruction scientifique, parce que le savoir seul ne donne pas l’abnégation voulue pour le service de son pays. Autorité en haut, en bas obéissance, la discipline est toute l’âme de l’armée. Une armée sans discipline est une institution dans tous les cas coûteuse, insuffisante pour la guerre, pleins de dangers dans la paix. C’est cette discipline qui a mis notre armée en état de gagner victorieusement trois campagnes. » Et par discipline, on entend en Allemagne toutes les vertus militaires, des qualités de volonté et de cœur, non pas seulement d’intelligence. Au commencement du siècle, à la veille de la catastrophe où la Prusse faillit périr, Scharnhorst, le réorganisateur futur de l’armée allemande, écrivait à son roi : — « Nous avons commencé à estimer la science de la guerre au-dessus des vertus militaires ; cela a causé la perte des peuples dans tous les temps. » — Les vertus militaires deviennent de plus en plus nécessaires à mesure que les armées deviennent plus grandes : l’héroïsme individuel perd de son importance, la discipline commune devient l’essentiel. Les grandes armées, en effet, ont besoin de cohésion, de rapidité et de sécurité pour la subsistance.