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V

Les principes que nous avons exposés sont la condamnation de l’utilitarisme en fait d’éducation. Puisque la science ne progresse que par l’esprit de désintéressement, et que l’industrie suppose la théorie scientifique, l’industrie elle-même n’avance que par l’amour désintéressé du vrai, qui s’attache à ce qu’il y a de beau dans le vrai même. Le génie n’est que cet amour servi par des facultés exceptionnelles : il ne trouve que parce qu’il cherche, et il ne cherche que parce qu’il aime. Aussi le souci universel des applications empêche-t-il la sélection des génies : vouloir les vérités utiles avant les vérités belles, c’est vouloir les fruits avant l’arbre. Et d’ailleurs, comment mesurer d’avance ce qu’une vérité peut renfermer d’utilité ? En s’écriant : J’ai trouvé, Archimède ne savait pas qu’il avait aussi d’avance trouvé les ballons. Un Montgolfier, qui se borne à l’application du principe découvert par autrui, ne vaut pas un Archimède ou un Euclide pour l’humanité ; un Edison ne vaut pas un Leibniz. Ce n’est pas aux nations utilitaires que la prééminence restera, car elles seront stériles en génies et même en simples esprits d’élite. Les Descartes, les Leibniz, les Newton ne naissent pas ou ne se développent pas dans une race exclusivement vouée à la recherche de l’utilité immédiate ; l’atmosphère où ils peuvent vivre est celle où le vrai et le beau brillent d’une lumière propre et sont recherchés pour eux-mêmes.

Une éducation utilitaire serait particulièrement nuisible à la race française, parce qu’elle serait en contradiction avec le tempérament même de cette race. A tous nos défauts de mobilité, de légèreté, de jugement trop rapide et trop superficiel, de présomption et de témérité, nous joignons une qualité de premier ordre, qui nous a toujours sauvés des conséquences les plus graves de nos fautes : l’enthousiasme. Il faut que la France reste « la terre de l’enthousiasme » pour demeurer fidèle à son génie, et c’est surtout le beau qui excite ce sentiment, capable au besoin de soulever tout un peuple.

L’éducation réaliste et utilitaire est la perte des sociétés politiques, et surtout démocratiques. La démocratie mal entendue, on le sait, est le culte soit de l’individu, soit du nombre considéré comme amas d’individus. Toute idée d’une vraie patrie, continue, s’étendant au-delà de la collection actuelle et de la majorité actuelle, tend alors à disparaître, au profit d’individus soit dispersés, soit amassés en foule. On y confond la volonté générale avec le suffrage des plus nombreux, c’est-à-dire avec l’intérêt de ceux qui