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des hommes abandonnés aux seules lois de la vie, il faut faire appel à toutes les ressources de l’ordre moral et esthétique, telles que le sentiment du beau et le culte de l’art ? Voici deux enfans en face d’une fleur : l’un, élevé selon les « méthodes scientifiques, » vous apprend que cette fleur est une dicotylédone gamopétale hypogyne, de la famille des borraginées, et a nom myosotis annuœ, l’autre ne sait pas tous ces noms, mais il l’admire, il l’aime et la porte à sa mère ; vous donnez un « bon point » au premier, et un baiser au second. Un poète est encore plus important pour l’humanité qu’un botaniste. Un botaniste perdu peut se retrouver ; un poète perdu ne se remplace point. Heureusement, le botaniste est lui-même sensible à la beauté de la fleur qu’il étudie ; il va la cueillir dans la forêt ou sur la montagne, en présence de la nature, dans le rayonnement du ciel ; et il devient poète malgré lui, poète sans le savoir. Les monocotylédones et les dicotylédones disparaissent. Il reste les champs, les glaciers, — et la fleur même, avec son charme. Qu’est-ce que prouve la belle nature ? Rien, pas plus qu’une belle tragédie ; mais il y a peu de théorèmes qui surpassent le sentiment du beau en importance pour l’avenir de l’humanité. L’œil de l’astronome est plus immense que le ciel, et son admiration désintéressée est plus utile que ses découvertes mêmes.


IV

L’éducation de l’esprit, nous l’avons vu, a pour but de développer les capacités morales, esthétiques et intellectuelles ; comme ce développement est inégal chez les divers individus, elle aboutit à la manifestation et au triage des supériorités naturelles. Ces supériorités n’ont rien d’oppressif pour autrui, à moins qu’elles ne soient au service d’une ambition égoïste et tyrannique ; par elles-mêmes, elles sont nécessaires aux fonctions diverses et inégalement élevées dont toute société a besoin ; elles sont nécessaires aussi au progrès de l’humanité entière. Pour l’ensemble, en effet, le seul moyen de s’élever, c’est d’avoir d’abord dans son sein des individus et des groupes qui, par le talent, le mérite et la moralité, s’élèvent au-dessus du reste. En outre, l’élite intellectuelle et morale a, en quelque sorte, le dépôt héréditaire des grandes traditions : elle relie le présent au passé, comme elle est chargée de le relier à l’avenir. L’esprit de conservation et l’esprit de progrès réclament donc également la libre sélection des capacités et leur libre accès aux fonctions qu’elles sont aptes à remplir.

Une démocratie mal entendue peut seule être hostile par instinct, par nature, à tout ce qui semble une élite ; elle croit que l’égalité, nécessaire et juste dans l’ordre des droits, est partout la seule loi ;