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mot sont des formules d’actions possibles et de sentimens prêts à passer en actes : ce sont des « verbes. » Or, tout sentiment, toute impulsion qui arrive à se formuler en une sorte de fiat, acquiert par ce seul fait une force nouvelle et comme créatrice ; elle se trouve non-seulement éclairée à ses propres yeux, mais définie, spécifiée et triée d’avec le reste, par cela même dirigée. C’est ce qui rend si puissantes pour le bien ou pour le mal les formules relatives aux actions : un enfant avait une tentation vague, un penchant dont il ne se rendait pas compte ; prononcez devant lui la formule, changez l’impulsion aveugle en idée claire, et ce sera une suggestion nouvelle qui le fera tomber peut-être du côté où il penchait[1]. D’autre part, certaines formules de sentimens généreux n’ont eu besoin que d’être prononcées pour entraîner des masses entières. L’homme de génie est souvent celui qui traduit les aspirations de son époque en idées : il prononce le mot, et tout un peuple le suit. Les grandes révolutions morales, religieuses, sociales, ont lieu lorsque les sentimens, longtemps contenus ou à peine consciens d’eux-mêmes, arrivent à se formuler en idées et en mots : la voie est alors ouverte, le but apparaît avec les moyens, la sélection a lieu, et toutes les volontés à la fois se dirigent dans le même sens, comme un torrent qui a trouvé le point où le passage est possible.

La conduite dépend donc, en grande partie, du cercle des idées que chacun se forme sous l’influence de l’expérience, des relations sociales, de la culture intellectuelle et esthétique qu’il a reçue. Chaque homme finit par posséder un ensemble de notions générales et de maximes qui devient la source de ses résolutions et de ses actions, parce que le tout se fond en un sentiment et en une habitude. La tendance à tout traduire en maximes est manifeste même chez les enfans, parce que la maxime est une généralisation qui satisfait la pensée. Si donc le cercle des idées se trouve être incomplet sur quelque point important, s’il s’y glisse des notions fausses ou des maximes immorales, on sera condamné à une faiblesse incurable ou au vice, tout comme une nation dont le code contiendrait de mauvaises lois fondamentales.

Les facultés mentales, comme les facultés physiques, se développent, chez l’individu, en un rapport d’action réciproque, mais l’activité intellectuelle est plus indépendante que les autres : si vous avez, sur un point de fait ou de raisonnement, des idées fausses, je puis, en assez peu de temps, vous faire toucher du doigt votre erreur ou vous convaincre par une démonstration ;

  1. M. Guyau donne de ce fait des exemples nombreux et intéressans.