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sujet, en France et en d’autres endroits, qu’un de plus n’est point pour m’effrayer. Puisque l’on opère une retenue sur le traitement, — bien maigre, — de pauvres diables qui en subsistent à peine, pourquoi les grandes industries n’en feraient-elles pas une sur leurs bénéfices, afin de fonder des maisons de retraite pour les ouvriers qui « les ont aidées à augmenter leur fortune ? » c’est le mot de Michel Brezin. Comment se fait-il que les industries du fer, du bois, du drap, du papier, que celles de l’imprimerie, de la librairie, que toutes celles, en un mot, qui ont versé sur notre pays d’incalculables richesses, que les « grands magasins » qui ont porté un coup mortel à la classe si intéressante des petits négocians dont les fils ont été souvent la vaillance de l’armée, l’intégrité de la magistrature, la probité des offices ministériels, l’intelligence des professions libérales, comment se fait-il que toutes ces cornes d’abondance se soient reversées sur elles-mêmes et n’aient point laissé écouler, chaque année, quelque somme proportionnelle à leurs gains, que l’on aurait capitalisée et qui aurait servi à la construction de vastes maisons où le repos eût été offert à ceux qui l’ont mérité par une longue vie de travail ?

Il serait bon que l’initiative fût prise par les chefs mêmes de l’industrie, car si, sous la pression de nécessités redoutables, c’est l’État qui impose la mesure, il le fera, selon l’usage presque constant, sans souplesse et dans des proportions excessives. Que l’on se souvienne de la révolution du 24 février 1848, faite pour obtenir ce que l’on nommait alors l’adjonction des capacités, c’est-à-dire l’extension du droit de vote. Le premier soin du gouvernement provisoire fut la proclamation du suffrage universel, qui, d’emblée, engloba toutes les capacités et même toutes les incapacités. Il est à craindre que les questions d’économie sociale ne soient résolues de la sorte, si des réformes ne sont pas adoptées par les personnes les plus intéressées à la conservation de la grande industrie, c’est-à-dire par les grands industriels.

Peut-être ne suis-je qu’un vieil homme halluciné par son rêve, mais je me figure que les relations parfois si aiguës entre ouvriers et patrons s’adouciraient, si quelque sacrifice était consenti en vue de fondations consacrées à la vieillesse indigente ; je m’imagine que l’ouvrier aurait de moins âpres revendications, qu’il manierait son outil avec plus de courage, qu’il resterait plus fidèle à son atelier, qu’il se méfierait moins de ceux qui guident son labeur, si, au bout de sa vie active, comme récompense due à sa collaboration et à son assiduité, il apercevait une maison de retraite où il pourra vieillir sans misère et mourir en paix.


MAXIME DU CAMP.