Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 99.djvu/535

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contemporain. Je me suis rappelé certains compagnons de la mêlée littéraire, certains artistes qui avaient laissé couler leur existence sans soucis ni prévisions, que l’âge a saisis, a poussés vers la pauvreté et qui ont achevé, dans l’angoissé du lendemain, des jours qui n’avaient pas été heureux. J’en ai trouvé dans les hospices réservés à la vieillesse et même au dépôt de mendicité de Villers-Cotterets, où un ancien chansonnier de goguettes, infirme et caduc, me chantait, d’une voix chevrotante, les couplets dont ses amis, au temps de la jeunesse, reprenaient le refrain en chœur. Ces chutes irrémédiables, jusque dans les bas-fonds, deviennent de plus en plus rares, mais jadis, elles étaient fréquentes, surtout lorsque sévissait l’abominable décret du 17 février 1852 qui permettait à un ministre et à des préfets d’avertir les journaux, de les interdire pendant un nombre de jours déterminés, et même de les supprimer : dans ce dernier cas, il fallait un décret impérial qui n’était pas souvent refusé. Que ces mesures odieuses aient réduit bien des gens de lettres à de dures extrémités, nul n’en sera surpris ; mais, en haut lieu, on ne s’en souciait guère. À cette époque où le nombre des journaux que l’on tolérait était singulièrement restreint, plus d’un écrivain, grelottant la fièvre de misère, a dormi sur le lit des hôpitaux ; plus d’un, vieilli, sans ressources, ne pouvant s’en procurer faute de « débouché, » a souffert de bien des sortes avant de mourir dans sa mansarde. Oui, j’ai connu quelques-uns de ces infortunés ; je les ai accompagnés à leur dernière demeure, et c’est à eux que j’ai pensé devant la maison de retraite que le testament de William Galignani trop tard a fondée pour eux. Ils sont morts depuis longtemps ; le linceul de l’oubli les enveloppe, je ne le soulèverai pas et je ne prononcerai pas leur nom.

Il paraît qu’en notre pays de progrès et d’activité les formalités administratives se hâtent avec lenteur : festina lente ; car c’est seulement à la date du 18 février 1884 qu’un décret présidentiel autorisa l’Assistance publique à accepter, aux clauses et conditions prescrites, le legs fait au nom des frères Galignani. Il semble que William ait tout prévu ; car, dans un codicille, il avait désigné les deux architectes, MM. Délaage et Véra, qui devaient être chargés des constructions ; ils se mirent à l’œuvre, et l’on peut convenir qu’ils ont été à la hauteur de leur tâche. Peut-être serait-on tenté de leur reprocher d’avoir rejeté la maison au fond du jardin, mais ils ont dû subir une servitude commune à toutes les propriétés du boulevard Bineau, servitude qui interdit de bâtir ; à moins de. 20 mètres de la voie publique. Le nom des architectes, pris en. dehors du personnel administratif, m’a expliqué pourquoi je n’ai aperçu, dans le matériel des bâtimens, ni les pierres