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lui-même, dans le moindre détail, tout le cérémonial à suivre pour le voyage et l’arrivée de la future Dauphine, toutes les dispositions du contrat, tous les présens à échanger, dont une part brillante (un magnifique service de porcelaine de Saxe) lui revenait légitimement. « Je m’enfermai, dit-il, bien des après-midi à Fontainebleau avec deux commis, et nous fîmes tous les dépouillemens et dressâmes tous les ordres nécessaires pour ce travail immense. Il est vrai que le roi ne me refusait jamais les heures extraordinaires que j’allais lui demander pour ses décisions[1]. »

Au lieu de concentrer son attention sur ces formalités d’étiquette (auxquelles, de l’humeur sauvage dont il était, il devait d’ailleurs très peu s’entendre), il aurait mieux fait de regarder autour de lui, de compter les rangs de ses amis qui s’éclaircissaient tous les jours et de sonder le terrain qui s’effondrait sous ses pas. Toujours isolé à la cour, dont il n’avait ni l’esprit, ni les habitudes, n’ayant jamais eu dans le conseil d’autre allié que son frère, qui, après l’y avoir fait entrer, avait cessé tout de suite de s’entendre avec lui, le seul appui véritable sur lequel il pût compter était le bon vouloir du roi, qu’il amusait par sa verve rude et ses propos caustiques, et qui, d’ailleurs, une fois un ministre nommé, n’aimait pas à en changer.

Mais depuis l’ambassade de Noailles à Madrid, comment ne se doutait-il pas que cette faveur, chaque jour battue en brèche, devait commencer à s’ébranler ? A l’embarras, aux réticences du langage royal, comment ne devinait-il pas que le souverain entretenait déjà derrière lui, et à son insu, des communications secrètes suivies par des canaux divers et constituant une diplomatie officieuse dont le ministre ne tenait pas le fil entre les mains ? N’était-ce pas lui-même, d’ailleurs, qui avait donné à Louis XV ce goût et cette habitude de transactions clandestines, en lui soumettant des correspondances dont il le priait de ne dire mot au conseil ? Mais de tous les indices qui auraient dû l’avertir du péril de sa situation ministérielle, le plus clair encore était le ton d’insubordination et presque d’insolence que commençaient à prendre avec lui les agens de son ministère. Quand les inférieurs ne se gênent pas, c’est qu’ils se doutent que leur chef n’aura pas longtemps à les commander.

Dans le compte que d’Argenson se rend à lui-même en écrivant ses mémoires des dernières négociations de son ministère, on peut remarquer qu’il n’est pas un seul des diplomates qu’il employait par qui il ne se plaigne d’avoir été desservi. Jamais ministre, à son

  1. Mémoires et Journal de d’Argenson, t. V, p. 68.