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fervent à Rome aussi bien qu’à Paris, le plus fidèle en tout temps comme le plus éminent des disciples directs du maître, combien de ceux-là mêmes qui n’étaient ni peintres ni sculpteurs ont puisé auprès de lui le courage de résister aux mauvaises, tentations de l’intelligence, et se sont fortifiés par ses exemples dans le culte du vrai et du beau !

Les six années (1835-1840) qu’Ingres passa à Rome comme directeur de l’Académie de France furent donc aussi profitables aux progrès de ceux qui l’entouraient qu’à la bonne renommée de l’établissement lui-même. Elles marquent dans l’histoire de celui-ci, et par conséquent dans l’histoire de l’Académie des Beaux-Arts dont on ne saurait la séparer, une période d’autant plus mémorable que les talens qui la représentent encore parmi nous ont plus largement tenu leurs premières promesses, et que d’ailleurs quelques-unes des œuvres d’Ingres les plus célèbres aujourd’hui, — la Stratonice entre autres, — appartiennent à la même époque. Ce n’est pas néanmoins que ces années si bien employées par lui et autour de lui n’aient eu, elles aussi, leurs jours difficiles, sombres même ; non plus, comme au temps de Vernet, en raison des circonstances politiques, mais parce que des dangers d’une autre sorte étaient venus menacer les hôtes de la villa Médicis et imposer au directeur un surcroît de préoccupations et de devoirs.

Lorsque, vers le milieu de l’été de 1837, le choléra eut éclaté à Rome, la villa Médicis semblait d’autant plus exposée au péril que les quartiers environnans étaient déjà plus particulièrement atteints. Dans le couvent de la Trinité-des-Monts, presque contigu à l’Académie de France, six religieuses avaient succombé dans l’espace de quelques heures ; dans plusieurs maisons voisines d’autres cas foudroyans s’étaient produits. Ingres, qui se sentait jusqu’à un certain point responsable des inquiétudes que pourraient concevoir les pensionnaires et des conséquences funestes qu’elles entraîneraient peut-être pour eux, n’hésita pas à payer d’exemple en se montrant aussi calme et aussi résigné que sa nature impétueuse lui permettait de l’être[1]. Seulement, comme il avait lu dans les journaux que la distraction était le meilleur des moyens

  1. « Moi et ma femme, nous sommes calmes, écrivait-il alors à l’un de ses amis. Il n’en a pas été de même des pensionnaires, qui d’abord voulaient tous s’éloigner ; mais cela ne leur a pas été possible, attendu que nous sommes traqués et bloqués dans Rome… Enfin, nous et notre nombreuse famille, nous vivons serrés les uns contre les autres à la villa, comme des oiseaux qui attendent sous un grand arbre que l’orage soit passé. »