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conventionnel régicide, devenu le poète officiel, lut assailli de railleries. M. Benjamin Constant ne l’en poursuivit que de plus belle à la joie générale :

C’est donc en vain que le fidèle Arpage
Des fureurs d’un aïeul aura sauvé Cyrus.
Chénier frappe les rois beaucoup mieux qu’Astyage.
Et Cyrus, cette fois, ne reparaîtra plus.


En voici une autre à double tranchant qui fut un peu moins répandue :

Bonaparte, longtemps caporal jacobin,
Chénier longtemps rimeur républicain,
Sont unis pour fonder et pour chanter l’empire,
Tous deux bien mieux exercés à détruire.
Il est situé, le couple créateur ;
Entre eux à ce sujet la querelle s’engage.
Lequel des doux est sifflé davantage ?
L’empereur dit : c’est le rimeur :
Le rimeur dit : c’est l’empereur !

Le peintre David, non moins farouche conventionnel que Chénier, était lui aussi aux pieds de Napoléon, oublieux de sa tendresse pour Marat[1].

  1. M. de Forbin m’a raconté à ce propos cette anecdote : venu dans sa première jeunesse chercher asile à Paris, et se sentant déjà une vocation décidée pour la peinture, il fut recommandé à David pour entrer dans son atelier. C’était à la fois un moyen de préservation et la meilleure occasion d’apprendre. J’ai connu d’autres jeunes gens de cette génération qui ont aussi travaillé chez David. Dans ce terrible chaos de la France, on ne prenait pas garde à ces choses-là. Privés de leurs parens émigrés ou emprisonnés, les enfans de nobles ou de riches familles se tiraient d’affaire comme ils pouvaient, employaient leur activité d’une façon quelquefois bien singulière, essayaient toutes leurs fantaisies de carrière ou d’occupation. M. de Forbin avait été si bien recommandé à David que, non-seulement celui-ci l’admit dans son atelier, mais l’engagea à diner. Il se trouva que, ce jour-là, un ancien ami du peintre était au nombre des convives. M. de Forbin comprit, par la suite de la conversation, qu’après un intervalle de froideur, presque de brouillerie entre eux, il assistait à un diner de réconciliation. « Mais enfin, disait ce convive, pourquoi as-tu cessé de me parler ? pourquoi me faisais-tu mauvaise mine ? Je n’ai rien à me reprocher, j’ai toujours été ton admirateur et ton ami. » — « Veux-tu que je te dise la vérité ? répondit David, tu n’aimais pas assez Marat. Je ne t’ai pas vu assez affligé de sa mort, je ne pouvais te le pardonner ! » David était un homme désagréable, dont le hideux visage et les façons rudes rappelaient les souvenirs attachés à sa vie passée, sans esprit et sans bon sens sur toutes choses, hormis sur son art. Il avait un sentiment vif et fin des chefs-d’œuvre et du caractère de chaque grand peintre, de chaque école. Évidemment, son inspiration lui venait plutôt des beaux tableaux ou des statues antiques que de la nature elle-même. Il n’aurait pas été peintre sans les musées ou les églises. On pouvait presque toujours dire, en regardant ses tableaux, ce qui était, à ce moment-là, l’objet de son admiration. Quelques élèves de David, non pas des meilleurs, eurent la manie de revêtir pendant un temps des costumes antiques : le pantalon asiatique et le bonnet phrygien. J’en ai encore vu deux ou trois en 1796. Ils se nommaient les « contemplateurs, » travaillaient peu, avaient la critique tranchante et dédaigneuse, et attendaient l’inspiration qui ne venait guère. David se moquait d’eux. Aucun de ceux de ses élèves qui ont obtenu le moindre succès n’ont été, je crois, de cette mascarade, excepté, ce me semble, Topino-Lebrun, et ce n’est pas la peinture qui l’a rendu un instant fameux.