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Mais la politique provoqua évidemment cette manifestation. Je réussis à être placé, et j’assistai à la chute de Pierre le Grand. À la seconde représentation, on consigna les élèves de l’Ecole polytechnique, prévenus du tumulte de la veille qui, le lendemain, ne fut pas moindre. Pierre le Grand disparut de l’affiche.

Le Cyrus de Joseph Chénier eut un sort tout aussi triste. Cette tragédie, continuelle allusion à l’élévation d’un héros qui, pour le bonheur du peuple, allait ceindre le diadème, succomba sous les huées et n’eut même pas de seconde représentation. Chénier[1],

  1. Chénier, en effet, n’était pas seulement un homme de lettres, il appartenait à la politique. Pendant qu’il siégeait à la convention, André périt sur l’échafaud, et, au même moment, il fit paraître une tragédie : Timoléon, écrite longtemps avant. On s’étonna qu’il n’eût pas renoncé à produire au public un drame dont le sujet était un frère qui, dans son exaltation patriotique, préside au meurtre de son frère. Dès lors, Chénier fut rangé parmi les plus fougueux révolutionnaires et ne chercha point à démentir cette réputation. Il fut le poète des jacobins. Ses tragédies, qui eurent quelque succès, reproduisaient ses opinions. Au vrai, Chénier porta dans la politique le caractère d’un littérateur vif, irritable, plein d’amour-propre, s’enivrant de son imagination et de ses paroles, cachant peut-être une âme faible sous des habitudes d’emportement. Ses colères étaient redoutables, et c’est par là qu’il eut un grand rôle dans le parti révolutionnaire. Personne n’osait montrer devant lui de la modération, tant on craignait une scène. Jamais il ne participa au gouvernement de son parti, mais il fut un énergique soldat de cette armée, ennemi, comme tout bon jacobin, de la justice et de la liberté. On put supposer un instant qu’il allait devenir plus raisonnable. Ce fut lorsque Mme de Staël, après avoir obtenu de lui, en 1795, la radiation de Talleyrand de la liste des émigrés, l’accueillit dans une société où l’amour de la révolution était fort tempéré. Mais il n’avait pas rompu avec ses anciens amis. Partisan, pendant le Directoire, des proscriptions de fructidor : « J’aime mieux, disait-il, la révolution que la liberté. » C’est en professant avec violence de telles doctrines qu’il se lit un ennemi de M. Benjamin Constant qu’il voyait habituellement chez Mme de Staël. M. Constant commença alors à le cribler d’épigrammes. Je me souviens de celle-ci :

    D’où vient cette démarche altière ?
    Est-ce l’orgueil de la vertu ?
    — Je n’ai point fait périr mon frère.
    — C’est bien, mais l’as-tu défendu ?

    Membre du tribunat après le 18 brumaire, il en fut éliminé en 1802 ; il s’y était montré indépendant. Peu de temps après, sachant qu’il n’avait aucune fortune, le premier consul le nomma inspecteur général des études. Dans une de ses plus belles poésies, l’Épitre à Voltaire, l’empereur crut voir une comparaison, ou du moins une allusion, au règne de Tibère. Il le destitua. Puis, apprenant que la perte de son traitement le laissait en détresse, on lui accorda une pension de 8,000 francs. J’ai vu Chénier une seule fois en ma vie. Un soir, en 1810, au théâtre de l’Opéra-Comique, un homme maigre, pâle, d’une physionomie souffrante et détruite par la maladie, était assis à côté de moi. Il paraissait très sensible à la musique ; ses yeux éteints avaient de la mobilité et parfois exprimaient l’émotion. Je ne sais comment la conversation s’engagea entre nous. Je trouvai un certain charme à l’esprit de mon voisin inconnu ; son langage traduirait d’une façon naturelle des impressions vives et fines. Tout en lui annonçait le poète on l’artiste. On représentait Zémire et Azor, et il comparait avec une critique spirituelle et juste l’œuvre lourde et commune de Marmontel à l’intérêt naïf du simple conte de la Belle et la Bête. Lorsque je sortis, un de mes amis me demanda si je savais avec qui je venais de converser et m’apprit que c’était Chénier. Il a laissé ainsi dans mon souvenir une trace autre que les préventions dont la renommée et beaucoup de témoignages véridiques avaient formé mon jugement. M. Mounier m’a raconté comment son père, préfet à Rennes, subit la même impression. Chénier, inspecteur de l’instruction publique, y vint en tournée. Les répugnances et les rancunes de M. Mounier, témoin de sa conduite passée, étaient autrement fortes que les miennes et pourtant il trouva dans ce votant de la mort du roi, dans ce révolutionnaire furieux, un causeur aimable ; ils passèrent dix jours ensemble. Chénier mourut en 1811.