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de Bade. Elle consistait à dire, qu’en permettant à des rassemblemens d’émigrés de se former sur la frontière, on mettait la France dans la nécessité d’agir promptement, et cela même avant d’en prévenir le gouvernement badois. Puis, sans tarder davantage, le premier consul prescrivit au colonel Ordener de passer le Rhin avec un détachement de trois cents dragons, d’arriver à Ettenheim, d’y enlever le prince et tous ses compagnons, de les conduire à Strasbourg. Le colonel Caulaincourt reçut l’ordre de se transporter à Offenbourg avec un second détachement, de s’y assurer de la personne de quelques autres royalistes et d’attendre que le colonel Ordener se fût acquitté de sa mission. Alors il devait se rendre auprès du grand-duc et lui remettre la note dont il était chargé. Les instructions du premier consul exécutées, on reconnut la méprise commise au sujet de Dumouriez ; les papiers dont on s’empara ne présentaient aucun intérêt. Si le premier consul avait été réellement décidé à cette mainmise sur le prince par la conviction qu’il conspirait contre lui, les rapports envoyés de Strasbourg l’auraient détourné de sa résolution.

Le duc d’Enghien, transporté de la citadelle de Strasbourg à Vincennes, y arriva le 20 mars au soir. Tout était préparé pour que, sans le moindre retard, avant que le public eût appris quoi que ce soit, une commission militaire spéciale, dont le premier consul désigna les membres, se réunît à Vincennes. Au milieu de la nuit, le duc d’Enghien comparut devant elle. Avant même que le jugement fût écrit et signé, le colonel Savary avait fait fusiller le prince.

Voici ce que me raconta, deux ans après, M. Étienne, sur cette exécution. En 1804, il allait à Bruges rejoindre Davout, dont il était secrétaire-général et qui commandait un des corps d’armée campés sur la côte, en vue de la descente en Angleterre. Dans la diligence se trouvait, à côté de lui, un homme revêtu d’une longue redingote bleue, qui ne disait pas une parole, et dont la physionomie témoignait une profonde tristesse. Tout le voyage se passa ainsi, jusqu’à Lille, où M. Étienne devait monter dans une autre voiture, après y avoir couché. Cet homme silencieux et mélancolique excita sa curiosité et son intérêt ; il s’arrangea pour être placé à l’auberge dans la même chambre que lui. Avant de se mettre au lit, il lui demande s’il est malade, puis s’il n’a pas éprouvé quelque grand malheur.

— Ah ! oui, monsieur ! répondit le voyageur.

Et, prenant confiance, il continua :

— J’étais dans la gendarmerie d’élite, je fus commandé pour Vincennes, dans la nuit du 20 au 21 mars ; nous y trouvâmes