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tiers ou de moitié. Il n’importe pas davantage au gouvernement, puisqu’il frappe ces biens d’un impôt supplémentaire, équivalent aux taxes de mutations dont il est frustré ; ce qui, avant 1789, irritait le public contre cette mainmorte, c’est qu’elle était parvenue à se soustraire à peu près aux droits. Mais il importerait beaucoup aux détenteurs de biens ruraux, grands et petits, que le nombre des terres sur le marché allât en diminuant par le développement d’une catégorie de gens qui chercheraient toujours à acheter de la terre et répugneraient à en vendre ; et il importerait surtout à la nation, dans la période de crise agricole où nous sommes entrés, que le nombre des propriétaires, autrement dit des producteurs, qui dépasse 3 millions, fût moins grand, que, par suite, leurs plaintes excitassent moins d’intérêt, eussent moins d’autorité, afin que le législateur ne fût pas obligé de leur sacrifier, comme il va le faire, par l’élévation des droits de douanes, l’intérêt des consommateurs. L’extension de la mainmorte, bien loin d’être menaçante, mériterait ainsi de passer pour un bienfait, puisqu’elle contribuerait indirectement au bon marché de la vie.

Mais c’est dans son ensemble que l’émancipation de l’Eglise serait avantageuse à l’État. Ces deux associés, à qui chaque jour révèle davantage leur incompatibilité secrète, entre lesquels la vie commune suscite sans cesse de nouvelles causes d’inimitié, cesseraient d’être ennemis en devenant étrangers. La république, n’ayant plus mission de protéger la religion comme le concordat semble lui en faire un devoir, n’aurait plus l’air de la persécuter, quand elle affecte de ne pas la connaître ; et l’Église, une fois son parti pris de l’indépendance, abandonnerait vis-à-vis de la république l’hostilité qu’on lui reproche. La force du sacerdoce ne peut plus être qu’une force d’influence ; dans une société politique reposant sur l’opinion nationale, toute influence a le droit d’exercer sa force, toute force d’influence, chaire, tribune ou journal, est légitime. Que l’Église française développe la sienne, c’est son droit, elle n’en peut avoir de plus précieux. Qu’elle regarde derrière elle, dans l’histoire, ce que le pouvoir absolu avait fait de la religion au sein des monarchies catholiques ; qu’elle compare la décadence jadis lamentable du catholicisme en Espagne avec les brillans modèles qu’il offre aux États-Unis d’Amérique, à l’ombre de la liberté ; elle verra que, si les religions d’État ont fait leur temps, le champ ne demeure pas moins vaste aux apôtres de l’avenir.


Ve G. D’AVENEL.