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pourtant trop s’étonner. Après tout, ce mouvement qui éclate avec une force nouvelle et inattendue sous nos yeux, qui se condense dans une manifestation étrange, ce mouvement n’est pas d’aujourd’hui. Depuis longtemps, il a commencé ; il n’a cessé de s’étendre, prenant toutes les formes, captant les populations ouvrières par leurs souffrances ou par leurs intérêts, profitant quelquefois des encouragemens, quelquefois des faiblesses des gouvernemens. Il s’est infiltré dans les idées, dans les actes publics, et, à dire vrai, un certain nombre de circonstances, dont quelques-unes sont récentes, n’ont peut-être pas peu contribué à en accélérer le progrès. Lorsque l’empereur Guillaume II, impatient de popularité, publiait ses rescrits où il traitait en quelque sorte avec le « quatrième état ; » lorsque, dernièrement, il a appelé les principaux états de l’Europe à délibérer dans une conférence sur le programme des revendications ouvrières, sur les conditions nouvelles du travail, il obéissait sans doute à une inspiration de généreuse philanthropie. Il ne soupçonnait peut-être pas la portée de ce qu’il faisait. En réalité, il faisait du socialisme une puissance régulière, reconnue, admise dans les congrès ! Aujourd’hui, c’est plus ou moins un pouvoir constitué, d’autant plus puissant qu’il s’appuie sur des masses innombrables. Lorsqu’il y a quelques années déjà, les républicains français ont voté sans une maturité suffisante et sans réflexion, leur loi des syndicats, ils ont cru ou ils ont voulu faire un acte de libéralité à l’égard des ouvriers ; ils se sont flattés aussi démultiplier leurs cliens, d’assurer l’attachement des classes laborieuses à la république, de conquérir le nombre ! Ils n’ont pas vu qu’au lieu d’organiser utilement la liberté d’association, au lieu d’offrir aux ouvriers les moyens sérieux et pratiques de débattre et de défendre leurs intérêts, ils préparaient les cadres d’une armée socialiste ou révolutionnaire ; ils n’ont pas voulu voir qu’ils créaient un instrument redoutable, — tel, que le jour où des meneurs habiles réussiraient à s’en emparer, les ouvriers seraient un État dans l’État ! Les syndicats tels qu’ils sont devenus, ce sont les cadres de la manifestation de demain et de toutes les manifestations.

Reste à savoir ce que les vrais ouvriers, ceux qui travaillent, peuvent gagner à ces organisations dénaturées par l’esprit de révolution, à ces revendications excessives auxquelles aucun pouvoir ne peut donner satisfaction, parce qu’aucun pouvoir ne dispose des conditions du travail. Cette journée qui se prépare, qui est faite en apparence pour les ouvriers, elle est le résultat ou, si l’on veut, le couronnement de bien des déviations d’idées ; elle ne peut, en réalité, que compliquer des questions déjà bien délicates, qui ne sauraient être résolues que par la paix, par la liberté, par une série de transactions, entre tous les intérêts qui vivent dans une grande société.

Cependant, le conseil municipal de Paris, qui n’aurait pas demandé mieux que de présider à la manifestation de demain ou de la recevoir