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but, c’est de travailler au maintien, au développement et au perfectionnement de l’institution sociale.

Je suis bien obligé de dire, cependant, que si nous devons savoir gré à Voltaire d’avoir défendu contre les encyclopédistes et contre Rousseau la grandeur de l’institution sociale, ce n’est pas lui qui s’est avisé le premier, au XVIIIe siècle, d’en faire la règle de la morale et l’objet de la vie : c’est Montesquieu. Sans doute, ayant vécu lui-même dans le temps de notre histoire où peut-être il a été le plus doux et le plus facile, sinon le plus glorieux, de vivre, Voltaire a senti vivement le prix de la civilisation ; et l’on peut dire qu’en plusieurs endroits de son œuvre il l’a presque éloquemment exprimé. Mais enfin, l’idée ne lui appartient pas ; et on doit ajouter que, bien loin d’en voir, comme Montesquieu, toutes les conséquences, il n’en a saisi que les applications les plus superficielles. N’en peut-on pas conclure avec sécurité que sans lui, sans son œuvre, sans le Mondain et sans la Princesse de Babylone, ce que cette idée contient en elle d’utile ou de fécond, Montesquieu, lui tout seul, n’était pas incapable d’en faire la fortune ? Voltaire, pour sa part, l’a plutôt obscurcie de tous les préjugés qu’il y a constamment mêlés, et parmi lesquels il y en a quelques-uns dont la prodigieuse étroitesse nous empêchera toujours d’être voltairiens.

Il est temps, en effet, d’y venir ; et si l’on accorde à Voltaire d’avoir été parmi nous le propagateur de ces idées, il importe maintenant de voir quelles autres idées, sous leur couvert, il a répandues dans le monde.

Et d’abord sa conception de l’Institution sociale est éminemment ou insolemment aristocratique. « Ce monde-ci, il faut que j’en convienne, est un composé de fripons, de fanatiques et d’imbéciles, parmi lesquels il y a un petit troupeau séparé qu’on appelle la bonne compagnie. Ce petit troupeau étant riche, bien élevé, instruit, poli, est comme la fleur du genre humain ; c’est pour lui que les plaisirs honnêtes sont faits ; c’est pour lui plaire que les plus grands hommes ont travaillé ; c’est lui qui donne la réputation. » Nous entendons de reste ce que cela veut dire. On est l’auteur d’Œdipe et de Zaïre ; on est gentilhomme ordinaire de la chambre du roi ; on est l’ami de Mme de Pompadour et de M. de Richelieu ; on a été chambellan du vainqueur de Rosbach ; on a ramassé quatre ou cinq millions à tripoter dans les vivres ou dans les fournitures militaires ; on s’est fait « roi chez soi, » dans son château de Ferney : qu’importe la « canaille, » et n’est-elle pas trop heureuse, trop honorée surtout de travailler à l’entretien et à la parure du « petit troupeau » dont on est ? Homme de lettres jusqu’au bout des ongles, l’institution sociale n’a d’autre objet pour Voltaire que d’aider les honnêtes gens à « cultiver les arts ; » et si seulement nous consentons à travailler pour lui, il se charge de jouir, de vivre, et de